Le soleil venait d’apparaître à l’horizon, embrassant le ciel, quand
Charles demanda à Audrey :
-
Pour quelle raison vous
retrouvez-vous à Antibes ?
La question n’avait pas été posée sur un ton anodin. Charles semblait très
désireux de savoir à quel heureux hasard il devait d’avoir rencontré Audrey.
- Je crois que j’avais besoin
d’échapper à quelques choses, répondit celle-ci en toute sincérité.
- A quelque chose ou à quelqu’un ?
Audrey avait tellement l’âge d’être mariée et peut-être Charles
imaginait –il qu’elle venait de vivre un amour malheureux…
- A moi-même avant
tout ! corrigea-t-elle aussitôt. Et aux responsabilités que je m’imposais.
-
Vous m’avez l’air bien sérieuse tout d’un coup. « Et
si triste » eut envie d’ajouter Charles en résistant au désir de la
prendre dans ses bras pour la consoler.
- Cela m’arrive en effet
quelquefois, reconnut Audrey en souriant. J’ai laissé à San Francisco un
grand-père que j’adore et une jeune sœur qui a désespérément besoin de moi.
- Est-elle malade ?
- Qu’est ce qui bien pu vous
faire penser ça ? demanda Audrey tout étonnée.
-
Le fait que vous avez
employé le mot « désespérément »…
-
Je me suis mal exprimée… Je
voulais tout dire qu’elle manque un peu de maturité pour son âge. Et c’est de
ma faute ! Quand nos parents sont morts, elle n’avait que sept ans. Je
crois que je l’ai trop gâtée… C’est en tout cas ce que dit mon beau frère. […]
Charles l’avait écoutée avec attention croissante.
- Je comprends ce que vous
éprouvez, dit-il en lui prenant la main.
Et comme Audrey paraissait en douter, il ajouta :
- Mes parents sont morts dans
un accident de voiture lorsque j’avais dix-sept ans. Je suis alors venu vivre aux Etats-Unis avec mon jeune
frère. Sean avait onze ans à l’époque, et nous habitions chez mon oncle et ma
tante. Mais j’étais bien trop indépendant pour m’entendre avec eux et, un an
plus tard, je suis rentrée en Angleterre en emmenant Sean avec moi. Il n’avait
jamais eu une constitution très forte et la mort de nos parents l’avait traumatisé…
Il est mort de la tuberculose à quatorze ans. Et je m’en suis toujours
voulu ! avoua Charles en baissant les yeux. […] Après la mort de Dean,
reprit Charles, je n’ai pas pu supporter de rester à l’université : tous
les jeunes gars que je rencontrais me rappelaient mon frère ! Alors, je
suis parti. En Inde, d’abord… Puis au Népal. Ensuite, j’ai passé un an au
Japon. C’est là-bas que j’ai écrit mon premier livre. J’avais vingt et un ans
et je venais de trouver ma voie. Comme cette vie me plaisait, conclut-il en
souriant pour la première fois, j’ai continué à voyager.
- Comme je vous envie !
ne put s’empêcher de remarquer Audrey. Mon père, lui aussi, était un grand
voyageur et j’ai toujours rêvé de vivre comme lui.
- Qui vous en a
empêché ?
- Mon grand père et
Annabelle, dit Audrey.
Puis, voyant que Charles lui lançait un regard dubitatif, elle
ajouta :
- Si, à mon retour, je
m’aperçois qu’ils se dérouillent très bien sans moi, j’espère bien repartir et
aller un peu plus loin qu’Antibes cette fois…
- Erreur ! corrigea
Charles en souriant. C’est maintenant ou jamais qu’il faut partir. Après, vous risquez de vous marier et d’avoir
des enfants. Alors, adieu les voyages !
- Il n’y a pas de danger que
je me marie !
- Vous me cachez quelque
chose, la taquina Charles. Y aurait-il dans votre famille une tare
quelconque ?
- Grand Dieu, non !
s’écria Audrey en éclatant de rire. Seulement ? Je n’ai jamais rencontré
un homme dont j’ai envie de partager la vie. Ils ressemblent tous plus au moins
à mon beau- frère et ont des idées bien arrêtées sur ce qu’une femme doit faire
et ne pas faire. Savoir recevoir les amis et appartenir à la Croix-Rouge sont,
en général, les seules qualités qu’ils reconnaissent à une femme ! Tandis
que moi, ce qui m’intéresse, c’est de
discuter politique, de voyager et de prendre des photos chaque fois que j’en ai
envie.
Charles avait écouté Audrey sans
l’interrompre. Sa conception de la vie le fascinait. Elle ressemblait si peu
aux femmes qu’il avait rencontrées jusqu’ici…
- Je n’ai pas encore vu vos
photos mais je parie qu’elles sont excellentes.
- Vous dites cela pour me
faire plaisir, Charles.
- Pas du tout, Audrey !
Vous possédez toutes les qualités pour faire une bonne photographe : vous
êtes sensible et perspicace, et vous aimez l’ordre.
- En général, ce ne sont pas
des qualités très appréciées chez une femme, fit remarquer Audrey. A San
Francisco, à cause de ça, on m’appelait « la vieille fille »…
Les yeux de Charles lancèrent des éclairs.
- Ne vous occupez pas de ce
que pensent les autres ! dit-il. La vie est trop courte pour qu’on perde
son temps à faire semblant d’être autre chose que soi-même.
- Vous avez certainement raison, reconnut Audrey. Et
puisque nous en sommes aux confidences, j’aimerais bien savoir qui est Charles
Parker-Scott.
- Le contraire d’un
pantouflard ! Un fana de l’aventure, si vous préférez… Au début, toutes
les femmes me disent qu’elles adorent ça. Puis quelques jours plus tard, elles
me laissent entendre que je devrais ma calmer un peu… Comme si je suis fait
pour vivre en liberté, si on essaie de me mettre en cage, je n’ai plus qu’une
envie : m’échapper.
« Le portrait parait assez ressemblant », se dit Audrey en se
souvenant de l’impression qu’elle avait eu lorsqu’elle avait rencontré Charles
pour la première fois.
- J’ai trop souffert de la
mort de Sean pour vouloir des enfants, reprit Charles, ce qui constitue aussi
un sérieux handicap aux yeux de ces dames. Et le plus étrange, c’est que je me
sens parfaitement heureux ainsi. […] Et vous Audrey, vous ne souffrez pas de ne
pas avoir d’enfant ?
- Pour l’instant, je m’occupe de mon grand-père, d’Annabelle
et de son fils… Je crois que ça me suffit !
Avant de répondre, elle avait marqué une légère hésitation qui n’avait
pas échappé à Charles.
- Vous ne pourrez pas vivre
éternellement à travers les autres, lui dit-il.
- Pourquoi ce qui vous
convient ne m’irait-il pas ? demanda Audrey, soudain sur la défensive.
-
Parce que moi, j’aime ce
que fais, et vous non.
Charles avait prononcé cette phrase d’une voix douce comme s’il
craignait de lui faire de la peine.
- Vous avez raison, reconnut
Audrey. L’été que je viens de passer à Antibes n’est qu’un merveilleux
intermède. Quand il se terminera, il faudra que je rentre à San Francisco. Vous
savez bien que lorsqu’on aime les gens, il est impossible de faire les choses à
moitié…
Si Charles le savait ! Il avait aimé son jeune frère au point de
tout lui sacrifier… Mais ces quinze dernières années, par crainte de perdre à
nouveau un être aimé, il avait refusé de s’attacher à qui que ce soit. Et voilà
qu’Audrey éveillait en lui un sentiment longtemps assoupi : il avait l’impression
de lire à livre ouvert dans son âme comme elle devait lire dans la sienne.
- Je ne sais pas ce qui me
vaut le bonheur de vous avoir rencontré, dit-il soudain, mais je suis follement
amoureux de vous Audrey !
Le cœur d’Audrey s’affola dans sa poitrine. Cela faisait tant d’années
qu’elle attendait de rencontrer un homme comme Charles, capable de comprendre
ce qu’elle éprouvait et de l’encourager dans ses désirs les plus secrets… Et
voilà que cet homme était là, à moins d’un
mètre d’elle, et qu’il ouvrait les bras pour qu’elle vienne se blottir contre
lui.
- Charles… murmura-t-elle en
plongeant son regard dans le sien, moi aussi, je suis amoureuse…
Quand Charles posa ses lèvres sur les siennes, Audrey le laissa faire et
lui rendit son baiser avec une fougue qui l’effraya. Elle avait la curieuse
impression d’être arrivée à un tournant de sa vie et qu’à partir de cette
minute rien ne serait jamais plus comme avant.
Charles l’entraîna à l’intérieur de la maison en la tenant tendrement
par la taille et il l’accompagna jusqu’à la porte de sa chambre.
- Combien de temps
comptez-vous rester à Antibes ? murmura Audrey en ouvrant sa porte.
- Aussi longtemps que
possible, répondit Charles.
Puis, après avoir jeté un dernier regard à Audrey, il fit demi-tour et s’engagea
dans le couloir pour regagner sa propre chambre.
Danielle STEEL : La vagabonde