Il est six heures moins le quart. Le ciel rosit doucement, là-bas. Le
train comporte deux wagons de voyageurs. Le reste est composé de citernes de
carburant et de wagons vides à ciel ouvert. Les voyageurs montent,
s'entraident, choisissent vite un siège. On embarque du matériel, on
s'installe, on achète un petit pain pour la route. Au milieu de notre wagon,
une jeune fille s'est assise avec à ses pieds une immense bassine emplie de
bières et de sodas dans des pains de glace. Derrière nous, une vieille femme
lourdement chargée se pose sans mot dire avec ses trois enfants et quatre
poules aux pattes entravées. Un couple de vieux habillés comme pour une
cérémonie s'installe en face de nous, de l'autre côté de la travée centrale. L'homme
a les yeux brillants, il n'ose s'asseoir, ou ne veut pas ; il reste debout,
tout de regards, se penche au dehors, s'agite, nous regarde. Dehors, sur les
quais, des vendeurs proposent tout ce dont on aura besoin. Par les fenêtres
sans vitres, les bras se tendent et se rejoignent, échangent billets et
victuailles.
Six heures. Sous les bras ouverts de Christo Rei baigné de soleil neuf,
le train s'ébranle. Les wagons tanguent et cognent dur plus de suspension
depuis longtemps.
Les regards se
portent sur quatre voyageurs étonnants : nous sommes un spectacle. Pas la
moindre animosité cependant. Le wagon est plein, les sacs envahissent les
recoins, s'entassent sous les bancs de bois. A la cohue du départ succède un
silence ensuqué ; chacun prend ses marques, s'installant au mieux pour le
trajet qui sera long. Le train contourne
la ville. Dehors, sous les pierres qui les tiennent, entre les immenses
feuilles vertes et languides des bananiers, les toits de tôle neuve ont le bleu
frais du ciel. Les enfants, à notre passage, cessent leurs jeux et nous font
des signes de la main ; et le vieil homme, toujours debout, leur répond avec un
enthousiasme ravi. […]
Le voyage en train fait découvrir une autre géographie. On serpente à
flanc de pente, suivant presque exactement les courbes de niveau, déroulant des
perspectives merveilleuses et toujours changeantes. Lorsque le train prend un
virage, le vieil homme se penche par la fenêtre, nous regarde, nous appelle,
montrant du doigt dans une extase ravie le convoi et la locomotive : on peut
les voir ! C'est la première fois qu'il prend le train, nous dit-il ; il est
parti de chez lui il y a maintenant deux jours, et va voir son cousin quelque
part dans la plaine que nous avons contemplée depuis la falaise, la veille. Sa
femme et lui descendront à Bibala.
Nous avons quitté les faubourgs, maintenant, et traversons des campagnes
désertes, des terres incultes, une mousseline de buissons secs et gris,
surmontée ça et là par le feuillage des baobabs, d'un vert tendre. Pas de vie
humaine, croirait-on mais le regard surprend, au milieu de rien, la fumerolle
d'un petit foyer, un sentier, un berger, deux vaches maigres et placides.
On prend quelques photos.
Par les ouvertures béantes des fenêtres nous arrivent un souffle d'air et
la morsure du soleil matinal. On se passe de la crème. Le spectacle ravit le
vieil homme, qui nous en demande et s'en étale tant bien que mal sur le visage,
une vieille souche d'ébène, en riant aux larmes. Il n'en faut pas plus pour que
la conversation s'engage avec lui, sa femme, ses voisins. Nous partageons des
sodas.
Le train est à soi un voyage, aux autres incommensurable. Notre convoi
s'arrête, repart, s'arrête encore, au milieu de rien, dans des stations
improbables, hors du temps. […]
Depuis quelques heures, la
torpeur a gagné le wagon. La vie s'est comme arrêtée, immobile et muette ;
voyageurs et poules dorment, les enfants s'accrochent aux bras abandonnés des
femmes, les têtes dodelinent dans les cahots, le bruit de la ferraille nous
berce. Les piles du poste sont mortes depuis longtemps, et les âmes au repos.
C'est la grosse âme du train qui
chante, et qui avance.
Nicolas DELEAU - Lubango, Namibe
(Extrait d’un texte publié in http://www.ecrivains-voyageurs.net/pages/extrait2.htm
)
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