Les corbeaux, toujours défiants, croassaient
de temps à autre, perchés sur le sommet d’un bouleau dénudé ; le soleil
levant jouait doucement dans ses maigres branches ; la sonnerie des
cloches du monastère de Don arrivait par moments paisible et monotone, tandis
que je restais assis à regarder, à écouter, et tout mon être se remplissait
d’un sentiment inexprimable où tout se réunissait : et la tristesse, et la
joie, et le pressentiment de l’avenir, et le désir, et la peur de la vie. Mais
de tout cela, alors, je ne me rendais pas bien compte ; et je n’aurais
rien pu définir de ce qui fermentait en moi ; ou bien, si à cet état de
mon âme j’avais donné un nom, c’eût été celui de Zinaïda. […]
— Vous m’aimez
beaucoup ? demanda-t-elle enfin. — Oui ?
Je ne répondis rien ; à quoi
bon répondre, d’ailleurs ?
— Oui, répéta-t-elle en
continuant à me regarder, — c’est cela ! les mêmes yeux !...
ajouta-elle en restant rêveuse et en cachant son visage dans ses mains. — Tout
me dégoûte, murmura-t-elle. Je fuirais au bout du monde... Il m’est impossible
de vaincre, et je ne puis pas me maîtriser... Et qu’est-ce qui m’attend dans
l’avenir ?... Ah ! que cela me pèse !... Combien cela me
pèse. !...
— Quoi ? demandai-je
timidement.
Zinaïda ne me répondit pas ;
elle ne fit que hausser les épaules.
Je continuai à rester à genoux et
à la regarder avec une profonde tristesse. Chacune de ses paroles me frappait
le cœur. En ce moment il me semblait que j’aurais donné ma vie pour lui ôter
son chagrin. Je la regardais et, bien qu’il ne me fût pas possible de deviner
ce qui lui pesait tant, je la voyais, très nettement maintenant, en esprit,
arriver dans le coin du jardin où elle se trouvait et tomber là comme une
plante fauchée.
Autour de nous tout était
éblouissement et verdure. Le vent bruissait dans le feuillage, balançant de
temps à autre la longue branche d’un arbrisseau au-dessus de la tête de
Zinaïda. Des tourterelles roucoulaient, et des abeilles bourdonnaient en
voltigeant très bas sur l’herbe rare. En haut, bleuissait le ciel caressant, et
moi j’étais si triste...
— Récitez-moi quelques vers,
dit à mi-voix Zinaïda, en s’appuyant sur son coude ; j’aime vous entendre
réciter. Vous chantez un peu, mais cela ne fait rien, c’est jeune. Récitez-moi
« Sur les collines de la Géorgie ». Mais asseyez-vous d’abord.
Je m’assis et je lui récitai
« Sur les collines de la Géorgie ».
Ne pas aimer, on ne le peut pas,
Zinaïda répéta, comme un écho, au
dernier — Voilà en quoi la poésie a du
bon : elle vous dit ce qui n’existe pas et qui est non seulement mieux que
ce qui existe, mais même qui ressemble plus à la vérité...
Ne pas aimer, on ne le peut
pas !
On le voudrait, on ne le peut
pas !
Ivan Tourgueniev: Premier amour
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