Michel me conduit à
mon hôtel vers minuit passé, monte avec moi dans la chambre et, là il me remet
un boîtier métallique fermé par un minuscule cadenas.
- Ma mère m’a chargé de
vous le remettre en main propre quelques jours avant sa mort. Si vous n’étiez
pas venu, j’aurais été obligé de faire un saut à Rio.
Je lui prends
le boîtier, contemple les vieux dessins qui se sont écaillés dessus.
C’est une boite pour confiseries très anciennes, avec des gravures représentant
des scènes de vie de château, des nobles dans leurs jardins, des princes
charmants flirtant avec leurs belles près d’un jet d’eau ; à son poids,
elle ne semble pas contenir grand-chose. […]
Je m’assieds sur le bord du
lit, le boîtier entre les mains. Quel post- d’Emilie ? Quel signe d’outre-tombe ?
(…) Il faut ouvrir. Boîte de Pandore ou
boîte de musique, quelle importance ? A quatre-vingts ans, notre avenir
est derrière. Devant, il n’y a que le passé.
Je déverrouille le petit
cadenas, soulève le couvercle : des lettres ! … Il n’y a que des
lettres, à l’intérieur de la boîte. Des lettres jaunies par le temps et
l’enfermement, certaines boursoufflées d’humidité, d’autres maladroitement
lissées comme si on avait essayé de leur donner l’aspect original après les
avoir froissées. Je reconnais mon écriture sur le dos des enveloppes, les
timbres de mon pays… Comprends enfin pourquoi Emilie ne répondait pas à mon
courrier : mes lettres n’ont jamais été ouvertes, et mes cartes de vœux
non plus. […]
Je n’arrive pas à
fermer l’œil. Essaye de ne penser à rien. Etreins les oreillers, me couche sur
le flanc droit, sur le flan gauche, sur le dos. Je suis malheureux. (…) Je suis
aux portes de la mémoire, ces infinies bobines de rushes qui nous archivent,
ces grands tiroirs obscurs où sont stockés les héros ordinaires que nous avons
été. Je ferme les yeux pour mettre fin à quelque chose, arrêter une histoire
mille fois convoquée et mille fois falsifiée… Nos paupières nous deviennent des
portes dérobées, closes, elles nous racontent ; ouvertes, elles donnent
sur nous-mêmes. Nous sommes les otages de nos souvenirs. Nos yeux ne nous
appartiennent plus… Je cherche Emilie à travers le film en charpie dans ma
tête ; elle n’est nulle part. Impossible de revenir au cimetière ramasser
la poussière de la rose. (…) Je ne suis qu’un regard qui court, court, court à
travers les blancs de l’absence et la nudité des silences…
Que faire de ma
nuit ?
A qui me confier…
En réalité, je ne
veux rien faire de ma nuit ni me confier… Il est une vérité qui nous venge de
toutes les autres ; il y a une fin en toute chose, et aucun malheur n’est
éternel.
Je prends mon
courage à deux mains, ouvre le boîtier, puis la lettre. Elle est datée d’une
semaine avant la mort d’Emilie. Je respire un bon coup et lis :
« Cher Younes,
Je t’ai attendu le
lendemain de notre rencontre à Marseille. Au même endroit. Je t’ai attendu le
jour d’après et les jours qui ont suivi. Tu n’es pas revenu. Le mektoub, comme
on dit chez nous. Un rien suffit à tout, à ce qui est bon et à ce qui ne l’est
pas. Il faut savoir accepter. Avec le temps, on s’assagit. Je regrette tous les
reproches que je t’ai faits. C’est peut-être pour ça que je n’ai pas osé ouvrir
tes lettres. Il est des silences qu’il ne faut pas déranger pareils à l’eau
dormante, ils apaisent notre âme.
Pardonne-moi comme
je t’ai pardonné.
De là où je suis
maintenant, auprès de Simon et de mes chers disparus, j’aurai toujours une
pensée pour toi.
Emilie. »
C’est comme si d’un
coup, toutes les étoiles du ciel n’en faisaient qu’une, comme si la nuit, toute
la nuit, venait d’entrer dans ma chambre pour veiller sur moi. Je sais que,
désormais, là où j’irai, je dormirai en paix.
Yasmina
Khadra, Ce que le jour doit à la nuit (428, 429, 431, 434, 435, 436)
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