Occupé la plupart du
temps à des tournois de tir, ou absorbé dans d’interminables discussions
politiques, il semble de loin préférer la compagnie masculine. Mais il suffit
qu’un homme s’empresse autour de Selma plus longtemps que ne l’exigerait la
simple courtoisie, pour qu’il apparaisse, et sans remarquer les regards
furibonds qu’on lui lance, se mêle à la conversation. Parfois même, l’air
préoccupé, il l’interrompt carrément :
- Excusez-moi,
mon cher, dit-il, Selma, j’ai à vous parler. Et d’autorité il la prend par le
bras et l’emmène.
La première
fois qu’il l’a ainsi « enlevée », elle s’est rebiffée !
- Mais
Wahid, qu’est-ce qui vous prend ? Vous agissez comme si j’étais votre
propriété !
Il l’a regardée.
- Cela
vous déplairait-il tellement de l’être ?
Comme elle restait
sans voix, tendrement il lui a pris la main et l’a baisée au creux de la paume.
Un frisson l’a parcourue, elle n’avait jamais senti de pareil. Elle a fermé les
yeux et elle a pensé : « Oui, je serai tienne. »
- Selma,
a-t-il ajouté très bas, il faut que vous sachiez combien vous êtes importante
pour moi. Ne flirtez pas avec ces imbéciles !
Et il est parti
brusquement retrouver ses amis.
- Faites
attention, Selma, la prévient Amal qui s’inquiète de voir son amie de jour en
jour plus distraite, Wahid n’a jamais su ce qu’il voulait. Je ne voudrais pas
que vous souffriez.
Mais une femme
amoureuse se croit toujours l’exception et Selma, pour la première fois
amoureuse. La carapace que ces dernières années elle s’était forgée, regardant
autour d’elle avec une pitié un peu dédaigneuse les ravages qu’opérait l’amour,
s’est déchirée d’un coup. Elle a l’impression de se retrouver nue, et elle
s’étonne d’être aussi heureuse.
De son côté, Wahid
semble s’apprivoiser. Désormais, lorsqu’il la regarde, il oublie son sourire
ironique ; ses yeux ne sont que tendresse. Souvent elle l’accompagne dans
de longues promenades, indifférentes aux inévitables ragots. Il lui parle de
son enfance, de son père qui, même mort, l’a longtemps empêché de vivre.
- Je
ne souhaite à personne d’être le fils d’un héros. (…) J’ai mis longtemps à me
débarrasser de son fantôme ; parfois je ne suis pas sûr d’y être
tout à fait parvenu.
Dans ces moments, il
semble si perdu que le cœur de Selma se serre. Elle lui prend la main, plonge
ses yeux dans les siens.
- Wahid,
je sais que vous accomplirez de grandes choses. L’important, c’est que vous
ayez confiance en vous.
Il lui sourit
reconnaissant.
- Vous
êtes si différente des autres femmes, vous avez l’air fragile et vous êtes
si forte…
Selma veut protester
mais, il ne lui en laisse pas le temps.
- Je
sais que vous êtes forte, c’est ainsi que je vous aime.
Il la veut tout d’une pièce, sans
hésitations ni craintes, alors souhaiterait enfin se montrer telle qu’elle est,
débarrassée de son personnage de princesse insolente, sûre d’elle. Mais chaque
fois qu’elle commence à lui confier ce qui en elle est le plus tendre, le plus
sincère, il se dérobe. Comme s’il avait peur. Comme s’il voulait qu’elle soit
un roc sans fissure, afin de pouvoir rêver qu’un tel roc et qu’il peut lui
aussi, le devenir un jour…
Alors elle se tait
et l’écoute, étonnée de se sentir cette nouvelle patience de femme – force ou
faiblesse ?
Kenizé Mourad, De la part de
la princesse morte (p260, 261)
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