dimanche 26 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 29 )




   Dans un modeste logis de la vieille ville, une femme plantureuse, aux cheveux encore noirs, attend ses invités. Depuis la veille, elle s’évertue à rendre accueillantes ses deux pauvres pièces. Elle a balayé le sol de terre battue, lessivé les murs peints de bleu et fait une chasse acharnée à la poussière. Puis elle a disposé dans la chambre les trésors que sa nièce lui a apportés pour la circonstance : un grand tapis à fleurs, des coussins de soie et, à la place du charpoy*, l’une de ces inventions angrez qu’ils nomment  « matelas », enfin des draps si fins qu’elle n’en a jamais vu de pareil et une moelleuse courtepointe de satin.
   Lorsque Mumtaz, la fille de son frère aîné, était venue lui demander de recevoir chez elle, en toute discrétion, un couple de ses amis, Aslam Bibi s’était récriée : elle, une femme respectable, n’allait certainement pas mettre en danger sa réputation, bâtie sur quarante ans de vie vertueuse, en favorisant des amours illicites !
   Mais Mumtaz a tellement insisté qu’elle a fini par céder. Veuve, mère de filles déjà mariées, Aslam Bibi a gardé un côté « fleur bleue » et elle s’est émue à l’idée de ce couple qui, par amour, risquait la mort, ou du moins le bannissement perpétuel. Car aux Indes, qu’on soit hindou, musulman ou chrétien, on ne plaisante pas avec la vertu des femmes. Par l’intermédiaire de ces amants mystérieux, elle allait vivre l’aventure de sa vie ! Mais c’est surtout la bourse d’or glissée par sa nièce, qui avait eu raison de ses dernières hésitations. Depuis la mort de son mari, Aslam Bibi survit à une grand-peine du tissage de fines mousselines, autrefois très appréciées mais qui, depuis l’exil du roi et la ruine des rajahs et taluqdars, ne se vendent presque plus.
   La nuit est tombée depuis longtemps, assise dans sa cuisine, la femme commence à s’inquiéter : et si ses hôtes ne venaient pas ? Devra-t-elle rendre l’or ? … Impossible ! elle en a déjà donné une partie à l’usurier qui, depuis la mort de son mari, lui prête de quoi subsister- à 14% par moi, un prix d’ami prétend-il, car il a de la considération pour elle. […]
   Un léger grattement à la porte. Arrachée à ses pensées, la femme se précipite pour ouvrir, en prenant soin de ne pas grincer les gonds, et se hâte de faire entrer la fine silhouette dissimulée sous une noire burqa.
   « Salam aleikum »
-          Wa aleikum salam. »
   Elles n’ont échangée que la traditionnelle salutation. […]

   Restée seule dans la chambre, Hazrat Mahal contemple les murs écaillés contrastant avec la literie raffinée où elle reconnaît l’intervention de son amie. Elle a enlevé sa burqa, remis un peu d’ordre dans sa toilette, une garara bleu foncé, brodée d’argent qui fait ressortir le satiné de sa peau mate et avec soin, elle arrange les torsades de perles ornant sa chevelure. Jai Lal la trouvera-t-il belle ?
   Jai Lal… Au souvenir de ses baisers une vague d’émotion l’envahit. L’évocation  de cette matinée où, en pleurant, elle lui est tombée dans les bras la submerge de bonheur… et d’appréhension. Qu’a-t-il pensé d’elle ? Cela fait deux jours déjà, depuis  ils ont évité de se rencontrer, leur désir est si intense qu’ils craignent de se trahir.
   C’est la première fois qu’elle aime. Elle se rend compte que le sentiment qu’elle portait à Wajid Ali Shah était surtout de l’admiration pour un souverain auréolé de gloire, puis quand elle l’avait mieux connu, de la tendresse pour un être bon et loyal, teintée d’un peu de pitié. […]
   Mais le courage exclut-il la prudence ? Ce rendez-vous avec Jai Lal dans cette maison inconnue n’est-il pas insensé ? Car si elle peut choisir de risquer sa vie pour retrouver celui qu’elle aime, a-t-elle le droit de mettre en danger son image de « mère combattante » révéré par les soldats, la position de son fils et l’avenir du mouvement de libération ?
[…]
   Le bruissement d’une tenture… Une main s’est posée sur son épaule. Un frisson la parcourt, elle voudrait se retourner, elle n’en a pas la force, elle reste là, immobile, savourant le contact de cette main qui s’attarde et remonte vers sa nuque, caressante, une main douce et ferme, qui ne demande pas, qui s’impose, comme une évidence.
   D’un geste, il l’a prise dans ses bras et la contemple, émerveillé, tout en continuant à parcourir de caresse son dos, sa taille, ses hanches. Et elle, qui depuis des mois s’est imaginée cet instant, se retrouve comme une enfant qui n’a pas de passé et qui ne souhaite qu’une chose qu’une chose, que ce moment se prolonge indéfiniment. Les yeux grands ouverts, elle regarde cet homme, elle tremble et la violence de son désir l’effraie, pour la première fois de sa vie, elle n’est plus maîtresse d’elle-même.
   Alors, pour se retrouver en terrain familier, pour tenter d’apprivoiser l’inconnu, elle ferme les yeux et entrouvre légèrement les lèvres, attendant un baiser.
   « Non ! »
   Jai Lal s’est éloigné, la laissant vacillante. Et comme elle le regarde sans comprendre :
   «  Non, ma chère, je ne suis pas un de vos rêves, un fantôme où accrocher vos désirs et vos manques. Regardez-moi : je suis un homme bien réel, avec ses qualités et ses défauts, un homme qui vous aime et que vous pourrez peut être apprendre à aimer.
-          Mais… je vous aime !
-          Vous ne m’aimez pas encore, vous avez peur. La preuve, vous venez de me le donner en fermant les yeux dans votre monde imaginaire. Vous êtes prise d’un songe. Et je pense que vous et moi méritons mieux que cela. »
   Elle a baissé la tête pour dissimuler ses larmes, elle sait qu’il a raison. Elle, dont tous vantent le courage, est incapable de déposer son armure. […]
   Aujourd’hui, alors que pour la première fois elle est amoureuse, elle se sent terrorisée, elle voudrait se laisser aller mais elle est incapable.
   Les sanglots qu’elle ne peut plus contenir l’étouffent.
   « Allons, ma djani*, pleurez autant que vous le désirez mais sachez que je vous aime et que je vous aimerez toute ma vie. »
   Il la prend dans ses bras et la serre tendrement :
   «  Si je suis lent à me décider, j’ai aussi la réputation d’être têtu et même si vous vous débattez comme une diablesse pour échapper à mon amour, je ne vous lâcherai jamais ! »
   Ses sanglots ont redoublé, il lui semble que toutes les défenses qu’elle a élevées pour se protéger sont en train de céder. Elle ne sait plus si elle pleure d’appréhension ou de bonheur.
   Il l’a attirée vers le grand lit et lentement il l’a déshabillée. Et pendant des heures il lui a parlé et l’a caressée, parcourant tout son corps de baisers. Elle aime ses mains un peu rugueuses d’homme plus habitué aux chevauchées dans la campagne qu’à la fréquentation des salons, elle aime surtout cette passion qui sourd de chacun de ses gestes et qu’il retient pour ne pas l’effrayer.
   Le temps a passé sans qu’ils s’en aperçoivent et, lorsque de petits coups frappés derrière la cloison leur signalent que l’heure est venue de se quitter, ils sursautent incrédules.
   « Elle doit se tromper », maugrée Jai Lal.
   Mais par la fenêtre on distingue les premières lueurs de l’aube.
   Alors il se retourne vers la jeune femme et l’étreint comme s’il craignait de la perdre :
   « Quand, ma djani ? demande-t-il d’une voix altérée.
-          Maintenant, quand tu voudras, toujours », balbutie-t-elle, le visage enfoui contre sa poitrine. Tout ce qui n’est pas eux, en cet instant lui paraît irréel, sans importance. Irréelle cette guerre, irréels cette cour et ce gouvernement. La réalité c’est leur amour. Pour la première fois elle se sent vivre, le reste n’est qu’artifices et justifications pour échapper au vide. Elle voudrait tout abandonner, partir avec lui, loin, très loin.
   Mais elle sait que c’est impossible. Elle se doit à son fils, il ne demandait rien, elle l’a voulu roi et aujourd’hui elle paie son ambition de sa liberté.
   Comme s’il lisait dans ses pensées, Jai Lal murmure :
   «  Pour autant que nous le souhaitons, ni toi ni moi ne pourrions abandonner la lutte et tous ceux qui nous font confiance. Nous nous en mépriserons, notre amour n’y survivrait pas. »
   Comme toujours, il a raison…
   Alors, pour alléger l’atmosphère, elle lance :
   «  Espérons qu’entre les combats, les Anglais voudront bien nous laisser le temps de nous aimer !
-          Nous leur ferons la vie si dure qu’ils seront obligés de se reposer ! » promet-il en riant.
   A nouveau des coups insistants contre la cloison.
   Hazrat Mahal s’est jetée dans les bras de Jai Lal.
   « A très vite, mon amour, et souviens-toi : les émeraudes, ce sera notre signe. Chaque fois que nous pourrons nous retrouver, je les porterai. »
   Et, enfilant sa burqa, elle a disparu, petite forme noire dans la pâleur rose de l’aube.

 
       Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 376,377,378, 379, 380, 381, 382, 383, 384 )

*charpoy : Lit de cordes tressées.
* djani : Chéri




samedi 25 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 28 )




   Ce soir, Hazrat Mahal est rentrée au palais épuisée et soucieuse. Entre les pertes au combat et les défections, les forces combattantes se sont réduites d’un bon tiers. Il ne reste que quelques soixante mille hommes et, parmi ceux-ci, trente mille cipayes seulement.
   Tandis que son amie Mumtaz s’efforce de la distraire, un officier demande à être reçu. Introduit par un eunuque, il se tient immobile sur le seuil du salon ; son air sombre laisse pressentir une mauvaise nouvelle.
   « Allons, parle ! Que se passe-t-il ? Questionne la Rajmata.
-          En tentant de repousser l’assaut ennemi à Nawabjang… le rajah Jai Lal… »
   Hazrat Mahal tressaille, le sang s’est retiré de son visage, la voix lui manque. C’est Mumtaz qui presse l’homme de parler :
   « Qu’est-il arrivé au rajah ?
-          Un boulet de canon l’a emporté », balbutie l’homme en baissant la tête
… Boulet de canon… emporté…
   Hazrat Mahal ne comprend pas…
   Et soudain, comme si elle assistait à un spectacle, elle entend un grand cri :
   « Il est mort ? »
   Devant les yeux qui la fixent, elle comprend que c’est elle qui vient de crier et que l’homme la regarde stupéfié.
   Mumtaz a juste le temps de le faire sortir avant qu’elle ne s’écroule dans ses bras. Jai Lal est mort ? Une douleur lui empoigne le cœur et l’empêche de respirer. Affolée, Mumtaz la fait étendre, lui bassine le front d’eau fraîche, lui caresse les mains et le visage, tout en essayant de la réconforter. En Vain. Les sanglots la suffoquent, elle se débat, tente de se relever, puis retombe sur le divan, exsangue.
   « Tu l’aimais donc tant ? Murmure Mumtaz Bouleversée.
   Pourquoi ne lui a-t-elle jamais fait comprendre ? Toujours cette maudite fierté… Et maintenant il est trop tard.
   Toute la soirée Mumtaz va rester auprès d’elle, lui chantant, pour la calmer, d’anciennes mélopées du temps de leur enfance. Hazrat Mahal a fermé les yeux, peu à peu sa respiration s’est faite plus régulière, elle s’est endormie.
   Le lendemain au réveil, lorsqu’elle comprend que ce n’était pas un cauchemar, ses larmes recommencent à couler de plus belle. Malgré ses efforts, elle n’arrive pas à les retenir. Aussi prie-t-elle Mumtaz d’annuler toutes les audiences et d’interdire sa porte.
   Vers midi, un fort vacarme se fait entendre dans le hall. Couvrant les cris aigus des eunuques et des femmes, une voix tonne : « Laissez-moi passer, misérables ! Si la Rajmata est malade, raison de plus pour que je la voie ! »
   Et la portière de brocart s’est ouverte sur une haute silhouette.
   Les yeux écarquillés Hazrat Mahal le regarde comme si elle voyait un fantôme.
   «  Vous n’êtes pas mort ? Parvient-elle à articuler.
-          Mort ? »
   Le rajah Jai Lal s’est figé, interloqué, puis comprenant la méprise :
   «  Mais non, c’est le malheureux officier, à mon côté, qui a été tué. Moi, comme vous pouvez le constater, je suis bien vivant ! »
   L’émotion est trop forte, les digues édifiés depuis des mois se rompent, en sanglotant, elle se jette dans ses bras, balbutiant des paroles incompréhensibles.
   Il enlace son corps tremblant et la berce doucement, comme une enfant qu’on rassure. D’une main légère, il caresse sa longue chevelure et, en se penchant, pose un baiser sur son front brûlant.
   Discrètement, Mumtaz s’est éclipsée

  Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 373, 374, 375)



Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 28 )





   La reprise de Kanpour sera de courte durée. Dès la mi-décembre, la ville est à nouveau occupée par les anglais. […]
   Cependant, à Lucknow, la régente et son état major s’inquiètent :
   En ce mois de janvier 1858, on s’attend à une nouvelle attaque, plus sévère encore que les précédentes, car on sait que le général Campbell a reçu de puissants renforts d’Angleterre et qu’ils sont en route vers Awadh.
   Hazrat Mahal a entrepris de fortifier Lucknow. Quinze mille hommes s’activent à construire un mur autour de la ville, excepté au nord, où la rivière Gomti constitue une protection naturelle. Dans chaque rue et chaque allée on dresse des barricades, les principaux bâtiments sont renforcés et chaque maison est pourvue de meurtrières.
   Autour de Kaisarbagh, les tranchées ont été remplies de l’eau du Gomti et on a édifié trois lignes de défense. Transformés en véritables citadelles, avec bastion à chaque angle, les palais, dont le plus grand abrite désormais le commandement des forces armées, sont défendus par cent vingt-sept canons.
[…]
   La Rajmata est sur tous les fronts. Montée sur l’éléphant royal, elle visite chaque chantier pour encourager les hommes et s’assurer que les rations distribuées sont suffisantes. Beaucoup n’ont en effet plus de quoi se nourrir, depuis que les champs ont été brûlés par les armées ennemies, les céréales sont rares et chères. Aussi a-t-elle décidé de nommer dans chaque quartier un responsable chargé de veiller à ce que personne ne meure de faim, au besoin en prenant aux riches pour donner aux pauvres.
   Elle a également convoqué les banquiers pour leur demander un prêt de deux millions de roupies, ce qu’ils ont refusé net. Mais en insistant et maniant tour à tour promesses et menaces, elle est parvenue à obtenir un premier versement. Ce n’est pas suffisant car il faut payer les troupes : aussi dévoués que soient les soldats, ils ne peuvent se battre le ventre vide ni laisser leur famille mourir de faim. Alors Hazrat Mahal décide de faire fondre ses bijoux et tous ses ornements d’or et d’argent. Et, malgré les cris indignés des bégums, elle les oblige de faire de même. Sur les sommes obtenues, elle mettra secrètement de côté un petit trésor de guerre afin de financer ses actions diplomatiques. […]
   Chaque jour, du matin au soir, Hazrat Mahal s’emploie à organiser et à stimuler les énergies, mais lorsqu’elle rentre, épuisée, elle se heurte à d’autres traces. Dans leur palais de Kaisarbagh, les bégums ont formé un front contre elle. La confiscation de leurs bijoux a été la goutte de trop. Depuis longtemps la jalousie et l’irritation montaient devant la puissance de la nouvelle Rajmata qui, après tou, n’était que la quatrième épouse, et qui est, d’origine très modeste ! […]
   Hazrat Mahal a beau tenter de se convaincre que ce sont là jalousie sans importance, qu’elle est au dessus de ces mesquines intrigues, elle ne peut s’empêcher de ressentir durement ces attaques. Heureusement qu’elle a Mumtaz ! Elle lui a fait aménager une chambre auprès de la sienne et ainsi elles passent de longs moments ensemble.
   Mais si Mumtaz peut la réconforter, elle ne peut guère la conseiller sur les affaires politiques. Les longues discussions avec Jai Lal lui manquent, elle aimerait tant l’avoir auprès d’elle comme naguère, lui qui sait toujours ce qu’il faut faire alors qu’elle, souvent, hésite et se pose mille questions. Sa force et son esprit de décision la fascinent ; il la rassure quand elle doute, et sa confiance et son admiration lui redonnent l’énergie d’avancer.
   Elle multiplie les occasions de le rencontrer : dans cette cour où on ne peut se fier à personne, la présence de Jai Lal, sa voix chaleureuse, son sourire lui sont devenus indispensables.
   Pourtant le rajah reste sur la défensive. Il voit bien que le jeune femme cherche à nouer les liens d‘autrefois, mais autrefois, pour tous deux, il n’y avait qu’amitié et admiration réciproque, tandis que maintenant… Il sait qu’il tient à elle comme il n’a jamais tenu à aucune autre femme. Mais elle ? Que ressent- elle pour lui ? Elle est si changeante… fait alterner sans raison apparente des moments de froideur et de charme… Il ne veut plus s’y laisser prendre. Ne l’a-t-il pas vue l’autre jour faire la coquette avec le prince Firouz ?
   Comment pourrait-il deviner que Firouz Shah est le dernier souci de la bégum ?
  
         Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 363,364,365,366, 367, 368 )


vendredi 24 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 25 )




   Peu à peu la révolte s’étend à tout le nord-est des Indes, et une grande partie du centre, cœur de la région mahratte, menace de  se soulever.
   A Calcutta, en ce mois d’août 1857, le Gouverneur général n’arrive plus à communiquer avec ses officiers ; les lignes téléphoniques ont été sabotées et rébellion dans la province du Bihar rend quasi impossible la circulation des courriers. […]
   Le 14 août, une armée de trois mille hommes, menée par le général Nicholson, est arrivée devant Delhi dont elle a renforcé la siège, dans l’attente de troupes supplémentaires. Le gouverneur des Indes a ordonné de concentrer le maximum de forces pour reprendre l’ancienne capitale. […]
    «  Pour chaque église détruite on devrait détruire cinquante mosquées. Pour chaque chrétien mis à mort on devrait massacrer mille rebelles », déclare The Times
   A Lucknow on a accueilli la nouvelle du siège de Delhi sans aucune inquiétude. La ville est imprenable : entourée de douves de six mètres de profondeur et de quatre mètres de large, elle est défendue par des dizaines de milliers de cipayes. Ce qu’on ignore c’est qu’elle souffre d’une grande pénurie de vivres et de munitions et que les soldats affamés sont de plus en plus nombreux à déserter. […]
   Prévenu par ses espions, le rajah Jai Lal a informé la régente qu’à la tête de troupes importantes et bien équipées, Outram projette de faire la jonction avec le général Havelock à Kanpour afin de lancer une attaque conjointe à Lucknow.
   […]
   Les combats vont durer trois jours.
   Au plus fort des combats, une femme apparait sur la champ de bataille. Montée sur un éléphant, du haut de son hawdah elle encourage les combattants qui l’acclament : c’est la régente. Pour stimuler ses soldats dans cet affrontement où pour la première fois Luknow est menacée, elle a décidé de prendre part directement aux combats. Mais elle y est poussée également par un besoin de revanche contre cet Outram qui a tant humilié la famille royale.
   Surpris par les clameurs, le rajah Jai Lal s’est rapproché : reconnaissant la jeune femme, il reste un instant figé, partagé entre admiration et colère. La colère l’emportant, il éperonne son cheval et, arrivé à sa hauteur, il l’apostrophe rudement :
   « Que faites-vous là ? Avez-vous perdu l’esprit ? Cette guerre n’est pas un jeu, vous vous devez à l’Etat et au roi votre fils, vous n’avez pas le droit de vous faire tuer ! »
   De fureur les yeux verts sont devenus presque noirs.
   « Comment osez-vous me donner des ordres ? Je fais ce que j’estime nécessaire : les soldats ont besoin des encouragements de leu reine. »
   Et elle lui tourne le dos.
   Pendant plusieurs heures elle va rester auprès d’eux, exorbitant les cipayes qui, subjugués par l’intrépidité de cette fragile jeune femme, vont se battre avec une vaillance déculpée.
   Lorsqu’enfin elle rentre au palais, encore exaltée par le feu de la bataille, un messager l’attend, les vêtements poussiéreux et l’air épuisé. Il arrive de Delhi : après une semaine de combats farouches, la ville impériale est tombée.
    […]
   Restée seule, la régente s’est fait apporter son hookah ; elle aspire profondément, le bruissement de l’eau dans le flacon de cristal et les volutes de fumée odorante la calment peu à peu. Sourcils foncés, elle réfléchit : après la chute de  Kanpour et maintenant de Delhi, les Britanniques vont concentrer toutes leur force sur Lucknow. Il faut mettre au point un nouveau plan d’action. Elle doit en parler à Jai Lal.
   … Jai Lal… Il doit être furieux, elle l’a insulté en public ! Mais aussi quel besoin a-t-il de vouloir contrôler ses faits et gestes ? Elle est la régente, c’est elle qui décide ! Cependant… il semblait bouleversé.
   … Avait-il vraiment peur pour moi ? Pour moi ou pour la reine qui, comme il l’a souligné, se doit à l’Etat et à son fils ? Ne suis-je que cela pour lui… la reine ?...
   Elle se souvient de son émotion lorsque Mumtaz lui avait appris que le rajah était amoureux d’une belle inaccessible…
   … J’avais  alors cru…sans doute m’étais-je fait des illusions.
   En dépit de son amabilité, Jai Lal garde désormais ses distances. Qu’à cela ne tienne, elle aussi les gardera, elle ne va quand même pas mendier son amitié.


Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330 )

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait du chapitre 24 )




   « Bienvenue, Rajah sahab ! Venez vous asseoir et parlons un peu. »
   C’est de son plus éblouissant sourire qu’Hazrat Mahal salue le rajah Jai Lal venu, comme chaque après-midi, lui rendre compte des dernières opérations militaires et de l’état de l’armée.
   Etonné par cet accueil dont il n’a plus l’habitude, le rajah s’est figé sur le seuil, sourcils froncés. Depuis des semaines la régente ne lui adresse plus la parole que sur un ton strictement professionnel, alors qu’auparavant, elle encourageait des relations détendues, quasi amicales. Il n’a pas compris ce brusque revirement et en a été blessé, mais il a fini par en prendre son parti, se disant qu’il lui avait accordé trop de crédit et qu’il aurait dû savoir que toutes les femmes sont versatiles, et plus encore les reines.
   Quelle mouche la pique aujourd’hui ? Elle semble soudain remarquer que j’existe. S’attend-elle à ce que je me précipite à ses pieds, éperdu de reconnaissance ? Pour qui me prend-elle ?
   C’est sur un ton froid qu’il lui répond :
   «  Pardonnez-moi, Houzour, je ne puis rester, j’ai à faire. Vous trouverez consignés sur ces feuilles les opérations de ces derniers jours et les besoin de l’armée pour la semaine à venir. Si vous voulez bien en prendre connaissance, nous pourrons en discuter plus tard. »
   Et sans lui laisser le temps de réagir, il la salue et se retire.
   Restée seule, Hazrat Mahal, un instant interdite, s’est prise à rire :
      Bien répondu ! Pouvais-je imaginer qu’il réagisse autrement ? C’est cette liberté que j’apprécie chez lui… Quel que soit l’enjeu, il est incapable de se montrer docile ou courtisan. Je l’ai blessé, reconquérir sa confiance ne sera pas facile, mais j’y arriverai, son amitié m’est très chère.
   Son amitié ?...
   D’un geste impatient la Rajmata rejette le mot qui de plus en plus s’impose à elle… N’est-elle pas mariée à Wajid Ali Shah ? Un homme bon qu’elle respecte, et qui mérite d’autant plus sa loyauté qu’il est captif et séparé de ses proches.
   … Jai Lal lui aussi est marié et a des fils dont il est fier. Son épouse est, dit-on, surtout la mère de ses enfants. Il y a peu de romantisme dans ces mariages arrangés – en général entre cousins pour que la terre reste dans la famille. Mais justement, à cause de ce manque de romantisme, ils sont solides : la femme se consacre aux enfants et l’homme a tout loisir d’aller rêver ailleurs !...

   Toute la nuit Hazrat Mahal a débattu avec elle-même pour en arriver à la conclusion que ce qu’elle peut espérer de mieux c’est de créer avec le rajah une relation de confiance, mais qu’en revanche, il serait néfaste et dangereux de s’aventurer plus avant.
   Aussi le lendemain, c’est avec une amabilité sereine qu’elle le reçoit au palais. Elle désire mettre au point les derniers détails du plan d’évasion du roi.
   «  Comme vous le savez, Djan-e- Alam s’affaiblit de jour en jour. Nous ne devons plus attendre. S’il lui arrivait malheur, je ne m’en remettrais pas. »
   Le rajah ne peut se défendre d’un petit pincement au cœur :
  …L’aime-t-elle toujours autant ou se sent-elle coupable ? Qu’elle participe ou non à la rébellion, les britanniques auraient de toute façon emprisonné le roi, selon le principe de tout pouvoir, en vertu duquel vaut mieux être injuste qu’imprudent. Mais pourquoi est-ce que je m’inquiète pour elle ? Ce qu’elle fait et ce qu’elle pense, dans la mesure où cela n’interfère pas avec notre combat, ne ma regardent pas…
   

             Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 307, 308, 309 )

jeudi 23 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 23 )




   « Houzour, une dame demande à vous voir. Elle n’a pas voulu donner son nom mais elle prétend être une très ancienne amie. Je lui ai dit que vous étiez occupée mais elle m’a répondu qu’elle vous attendrait toute la journée si nécessaire. »
   Assise à son écritoire, Hazrat Mahal soupire, exaspérée. Ce qui, dans sa nouvelle position, lui est particulièrement pénible, c’est cet interminable défilé de quémandeurs et de flatteurs qui tous estiment avoir droit à son aide. N’est-elle pas toute-puissante ? Ne sont-ils pas ses sujets dévoués ? Un chantage affectif dont elle est consciente mais elle ne sait pas repousser, elle, qui, dans l’enfance a connu le malheur et a tant rêvé d’une main secourable.
   Le rajah Jai Lal, du temps où ils étaient  encore amis, le lui avait reproché :
   « Souvenez-vous que vous n’êtes plus Muhammadi, ni même Hazrat Mahal, vous êtes la régente et vous devez garder vos distances. Votre rôle est de veiller à la bonne marche du royaume et au bien être de tous, non de vous préoccuper des problèmes des uns et des autres. C’est un puis sans fond où vous engloutirez votre énergie et, comme vous ne pourrez contenter tout le monde, vous serez calomniée. »
   « Que dois-je répondre Houzour ? Insiste l’eunuque
-          Une folle capable d’attendre toute la journée, autant s’en débarrasser tout de suite ! Dis-lui d’entrer mais reviens la chercher dans dix minutes. »
[…]
   Aucune trace pourtant d’humilité chez la femme qui se tient sur le seuil. Un grand sourire aux lèvres, elle fixe la régente, comme attendant un signe de reconnaissance. De fait Hazrat Mahal est sûre de la connaître, ces yeux bruns piquetés d’or, ce front bombé… Et soudain…
   «  Mumtaz ? »
   Elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre s’embrassant, s’exclamant de bonheur ! Elles n’arrivent pas à y croire, cela fait si longtemps ! Elles s’étreignent tendrement, s’éloignent un peu, se regardent.
   « Tu es toujours belle encore ! »
-          Et toi plus belle encore ! »
   Se prenant par la taille, elles rient de plaisir, et à nouveau s’embrassent, heureuses, si heureuses de se retrouver ! Comment ont-elles pu se passer l’une de l’autre pendant tant d’années ?
   Examinant plus attentivement son amie, Hazrat Mahal remarque les légères flétrissures à la commissure des lèvres et autours des yeux, les petites rides du malheur. Elle se remémore ce que lui ont raconté les matrones, le mariage, la stérilité, la répudiation…
   Et pourtant, si Mumtaz ne rayonne plus de l’optimisme inconscient de son adolescence, elle est loin d’être une femme abattue par la vie, dans son regard scintille une flamme.
[…]
   « Lasse-moi te raconter ce qui s’est passé. Mon mariage s’est vite révélé un cauchemar. Ma belle mère ne cessait de m’humilier, surtout lorsqu’elle s’est rendu compte que je ne pouvais enfanter. Alors elle a commencé à me battre, quatre ans d’injures et de mauvais traitements. Mon mari n’osait rien dire, il avait de l’affection pour moi mais il était faible et, sur l’insistance de sa mère, il a fini par me répudier.
   « La répudiation, tant redoutée par les femmes qu’elles acceptent tout pour l’éviter, fut pour moi un extraordinaire soulagement. Enfin j’étais libre ! Mais sans ressources.
   «  Alors j’ai pris des protecteurs, qui m’ont bien traitée et considérée bien que ne l’avaient jamais fait mon mari et sa famille. J’ai expérimentée combien le statut «  respectable » de femme mariée est moins enviable que celui de courtisane. […]
   «  Courtisane, j’ai recommencé à vivre. Mon premier protecteur était un homme était un homme âgé, il me traitait un peu comme sa fille. Il est mort au bout de deux ans, je l’ai pleuré. Le second a eu une attaque lorsque, après la destitution du roi, ton époux, les Angrez ont confisqué les terres des taluqdars. Il est resté paralysé. J’ai voulu aller le voir pour lui apporter un peu de réconfort, mais sa famille, croyant que je convoitais son argent, a refusé de me recevoir. […]
-          Nous sommes les seules à pouvoir voyager en toute liberté, encore aujourd’hui. On nous demande de venir chanter, danser, à l’occasion de mariage, de circoncisions, personne ne songe à mettre en question nos allées et venues. C’est ainsi que avons fait nos entrées chez les Angrez. Nous endormons leur méfiance en les charmant et en les étourdissant de nos propos futiles, puis nous tentons de les faire parler, de leur soutirer quelques renseignements, des détails, qui souvent nous semblent insignifiants mais qui, mis à bout, peuvent fournir de précieuses indications au commandement militaire. Moi-même je fréquente actuellement un officier qui est en désaccord avec son commandant et qui, lorsque la coupe déborde, se confie à moi, sans soupçonner un instant que cette gentille courtisane à la cervelle d’oiseau puisse être une espionne. Je dois dire que j’ai pris goût à ce double jeu et que j’y réussis assez bien, le chef m’a plusieurs fois félicitée.
-          Qui est donc ce chef ? s’enquiert Hazrat Mahal, intriguée.
-          Allons devine ! Tu le connais très bien, c’est même l’un de tes conseillers. Quelqu’un qui n’éveille pas les soupçons car il a toujours fréquenté les courtisanes. Bien qu’aujourd’hui ses anciennes relations soient désespérées car il les néglige. Il semble qu’il ait été séduit par une belle qui le tient à distance et depuis, il ne regarde plus les autres femmes ! »
   Hazrat Mahal a l’impression que son cœur va l’étouffer, est-il possible que…
   «  Serait-ce… le rjah Jai Lal ? hasarde-t-elle d’une voix étranglée.
   -Tout juste ! C’est lui qui nous a persuadées de fréquenter à nouveau les Angrez, et c’est à lui que chaque semaine nous rapportons nos informations. J’ai pensé que, en tant que régente, tu devais toi aussi être mise au courant pour prendre tes décisions en connaissance de cause. »
   Lorsque, tard dans la soirée, les deux jeunes femmes se séparent en se promettant de se revoir très bientôt, Hazrat Mahal serre longuement son amie dans ses bras et Mumtaz, étonnée, se demande pourquoi elle la remercie avec tant d’effusion.  



Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307)

lundi 20 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 23 )



   Sur la grand - place de Kaisarbagh, entre les palais royaux et le marché aux épices, douze gibets sont dressés. A quelques mètres, sur une tribune surmontée d’un dais cramoisi, de confortables sièges attendent les dignitaires et la Rajmata, dont on chuchotte que, bravant la tradition, elle a décidé d’assister personnellement à l’exécution des traîtres. De chaque côté de la tribune un régiment de cipayes se tient au garde-à-vous.
   Soudain résonnent les longues trompes de cuivre, la cour fait son apparition. Sont présents tous les ministres vêtus de chogas de soie et coiffés de topis brodés, et les chefs de l’armée arborent fièrement les médailles gagnées sur les champs de bataille britannique, enfin la régente, enveloppée de voiles sombres mais le visage à demi découvert, impassible.
[…]
   Arrêtés la veille et jugés sur-le-champ, ils ont été condamnés pour haute trahison. Les uns, les uns des commerçants, fournissaient les assiégés en victuailles ; les autres travaillent à la nouvelle fabrique de munitions, bourraient les balles de paille, de son et de poussière à la  place de poudre et de plomb. Interrogés, ils ont vite avoué : leur intention n’était pas d’aider les Angrez mais seulement… de se faire un peu d’argent.
   A présent, tremblants de tous leurs membres, ils implorent à genoux la souveraine, cette jeune femme au regard profond qui tient leur sort entre ses mains.
   « Pitié, Houzour ! sanglotent-ils, nous ne sommes pas des traîtres, juste des hommes ordinaires qui nous sommes laissés tenter. Ce n’était pas pour nous, c’était pour nos enfants. Vous êtes une mère, vous pouvez nous comprendre ? Nous vous en supplions, laissez-nous vivre ! Nous serons vos serviteurs les plus dévoués, vous pourrez nous demander n’importe quoi, mais accordez-nous votre grâce ! Ne plongez pas nos familles dans la misère et le désespoir, laissez leurs pères à des innocents ! »
   Le spectacle de ces hommes en pleurs est difficilement supportable, même pour un militaire endurci.
Inquiet Jai Lal jette un coup d’œil à la régente, son visage est livide. Elle lève la main – les condamnés se sont tus, chacun retient son souffle-, puis lentement elle la laisse tomber.
   Les acclamations de la foule couvrent les cris des suppliciés : justice est rendue ! Si certains en doutaient encore, désormais le peuple tout entier sait qu’il est gouverné par une véritable souveraine.

             Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 294, 295,296 )


                                                                                                                      ( A suivre...)



Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 20 )




   Le lendemain matin, Hazrat Mahal envoie quérir le rajah. Elle a passé la nuit réfléchir aux causes de la défaite et à se demander comment y remédier. Elle veut en discuter avec lui.
   Le messager est revenu bredouille : le rajah n’est pas chez lui.
   Devant l’étonnement de sa maîtresse, Mammoo qui, chaque matin, vient  lui apporter les dernières nouvelles, se fait un plaisir de préciser :
   « Il a passé la nuit au Chowq, chez les courtisanes. » Et, devant l’expression stupéfaite d’Hazrat Mahal, il ajoute, perfide :
   « En dépit de la gravité de la situation, il semble ne pas pouvoir s’en passer. »
   C’est l’occasion rêvée de se venger. L’eunuque  vit très mal la place prise par le rajah auprès de sa maîtresse, lui, qui pendant dix ans a été son seul confident, qui l’a soutenue et encouragée dans les pires moments.  […]

   … Comment peut-il ? Moi qui croyais…
   Restée seule, Hazrat Mahal se mord les lèvres de fureur, des larmes de dépit lui montent aux yeux, comment a- t-elle  pu être aussi sotte ? Cet homme qu’elle admirait au point de lui demander son avis toutes les affaires du royaume, cet homme dont elle respectait l’intégrité, n’est donc qu’un vulgaire jouisseur qui, à peine sorti de chez elle, va se vautrer chez les courtisanes ! Ah, il s’est bien moqué d’elle !
Comme il a dû rire de son innocence !
   Elle va lui dire…
   Elle s’est arrêtée net.
   Que peut-elle lui dire ? Elle n’a aucun droit sur lui, aucun droit de commenter sa vie privée, il y a entre eux que des relations de travail…
   … Et pourtant… Ai-je imaginé la lueur dans ses yeux lorsque j’apparais ? Ai-je rêvé la douceur de sa voix lorsqu’il me sent inquiète ? Tout cela ne serait-il que la comédie d’un séducteur, ou pire d’un arriviste ?
  
   A 5 heure, toujours ponctuel, le rajah s’est présenté chez la régente pour leur entretien quotidien. Hazrat Mahal a longuement hésité à le recevoir, si elle s’écoutait, elle romprait sur- la- champ leurs relations. Mais tout le monde se demanderait pourquoi, lui le premier. Et sur la vraie raison elle ne peut que garder le silence. En outre, elle a plus que jamais besoin de ses conseils : il lui faut trouver de l’argent pour aider les familles des soldats tombés au champ de bataille. […]
   L’entrevue sera brève. Avec une raideur inhabituelle, Hazrat Mahal s’enquiert des possibilités de financement, et le rajah suggère de reprendre la levée des impôts sur les domaines des taluqdars, interrompue par la guerre. […]
   Jamais Hazrat Mahal ne s’est montrée aussi distante, jamais elle n’a signifié aussi clairement au rajah qu’elle est la souveraine. Blessé par cette attitude qu’il met sur le compte de la défaite de la veille et qu’il trouve injuste, Jai Lal se retranche derrière un discours purement professionnel, et c’est avec froideur qu’ils se quittent, mécontents l’un de l’autre.
   Mais ils n’auront pas le temps de s’appesantir, des affaires urgentes les réclament.  


              Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 265,266, 267,268 )

samedi 18 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 20 )



   
Le 20 juillet à 9 heures du matin, une énorme explosion fait sursauter le major Banks en train de prendre son thé. Du côté de la batterie ouest un nuage de poussière s’élève : une mine vient d’exploser.
   Aussitôt les clairons sonnent l’alarme. Menés par leurs officiers, les artilleurs se précipitent à leurs portes et l’infanterie se met en position  derrière les tranchées. De la ville avance vers eux une marée humaine au milieu de laquelle se détachent  les drapeaux d’Awadh et les fanions des rajahs. […]
   La bataille durera sept heures. Des deux côtés on s’affronte avec le même acharnement. Enfin vers 4 heures de l’après-midi, ordre est donné aux cipayes de se retirer. Ils laissent sur le terrain des des centaines de morts et de blessés qu’ils viendront chercher dans la nuit, avec l’assentiment tacite des Anglais qui craignent la contagion des corps pourrissant dans la fournaise de l’été.
   Les Britanniques ont, quant à eux, perdus une vingtaine d’hommes – Hormis les soldats indigènes dont les pertes ne sont pas décomptées. Mais ils ont perdu leur haut-commissaire, le major Banks, emporté par un boulet de canon. Tout le commandement est désormais entre les mains du colonel Inglis.
   Tard dans la soirée, encore tout couvert de poussière, le rajah Jai Lal est arrivé au palais de Chaulakhi où la régente Hazrat Mahal l’a fait mander. Il la trouve dans un état de grande agitation. A peine a-t-il le temps de la saluer qu’elle l’interpelle :
   « Que s’est-il passé, Rajah sahab ? Comment une armée de huit mille indiens a-t-elle pu être repoussée par quelques centaines de Britanniques ? Cet assaut avait pourtant été préparé depuis des semaines, nous y avons lancé nos meilleures troupes ! Pourquoi cette honteuse défaite ?
-          Ce n’est pas faute de courage, Houzourt, nos hommes se sont battus comme des lions. Ils ont tenus tête pendant des heures face à une puissance de feu bien supérieure à la nôtre. Pas un n’a tenté de s’enfuir. Le nombre de morts et de blessés atteste leur vaillance et leur dévouement. Plutôt que critiqués, ils méritent d’être félicités.
-          Mais alors pourquoi avons-nous perdus ? Insiste Hazrat Mahal, prise de court et un peu confuse.
-          A cause de l’infériorité de notre armement, nos fusils aussi bien que nos canons ont une trop courte portée de tir. […]
   Le rajah a demandé la permission de se retirer, la journée a été rude et il veut encore faire un tour des casernes pour rasséréner les soldats.
   Restée seule, Hazrat Mahal arpente de long en large ses appartements. Malgré l’heure tardive, elle sent qu’elle n’arrivera pas à trouver le sommeil, elle pense à tous ces jeunes soldats partis ce matin pleins d’ardeur… et ce soir morts… pour rien ?
   
   Non, Jai Lal a tort. Ces hommes ne meurent pas pour rien, ils meurent pour gagner leur liberté, leur dignité. En participant au combat, ils ne sont plus de pauvres hères écrasés par le quotidien, pour la première fois, ils trouvent un sens à leur existence misérable. Peu leur importe de perdre la vie, pour l’éternité ils seront des héros.
 Cette indifférence à la mort est la force mais aussi la faiblesse de notre armée, car les soldats négligent toute prudence. Contrairement aux Anglais, ils se battent moins pour gagner que pour se sublimer et accéder à la gloire.


                   Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 260, 262, 263, 264, 265) 

                                                                                                                                       ( A suivre... )