Ce soir, Hazrat
Mahal est rentrée au palais épuisée et soucieuse. Entre les pertes au combat et
les défections, les forces combattantes se sont réduites d’un bon tiers. Il ne
reste que quelques soixante mille hommes et, parmi ceux-ci, trente mille
cipayes seulement.
Tandis que son amie
Mumtaz s’efforce de la distraire, un officier demande à être reçu. Introduit
par un eunuque, il se tient immobile sur le seuil du salon ; son air
sombre laisse pressentir une mauvaise nouvelle.
« Allons, parle !
Que se passe-t-il ? Questionne la Rajmata.
-
En tentant de repousser l’assaut ennemi à Nawabjang…
le rajah Jai Lal… »
Hazrat Mahal
tressaille, le sang s’est retiré de son visage, la voix lui manque. C’est
Mumtaz qui presse l’homme de parler :
« Qu’est-il
arrivé au rajah ?
-
Un boulet de canon l’a emporté », balbutie l’homme
en baissant la tête
… Boulet de canon… emporté…
Hazrat Mahal ne
comprend pas…
Et soudain, comme si
elle assistait à un spectacle, elle entend un grand cri :
« Il est mort ? »
Devant les yeux qui
la fixent, elle comprend que c’est elle qui vient de crier et que l’homme la
regarde stupéfié.
Mumtaz a juste le
temps de le faire sortir avant qu’elle ne s’écroule dans ses bras. Jai Lal est
mort ? Une douleur lui empoigne le cœur et l’empêche de respirer. Affolée,
Mumtaz la fait étendre, lui bassine le front d’eau fraîche, lui caresse les
mains et le visage, tout en essayant de la réconforter. En Vain. Les sanglots
la suffoquent, elle se débat, tente de se relever, puis retombe sur le divan,
exsangue.
« Tu l’aimais
donc tant ? Murmure Mumtaz Bouleversée.
Pourquoi ne lui
a-t-elle jamais fait comprendre ? Toujours cette maudite fierté… Et
maintenant il est trop tard.
Toute la soirée
Mumtaz va rester auprès d’elle, lui chantant, pour la calmer, d’anciennes
mélopées du temps de leur enfance. Hazrat Mahal a fermé les yeux, peu à peu sa
respiration s’est faite plus régulière, elle s’est endormie.
Le lendemain au réveil,
lorsqu’elle comprend que ce n’était pas un cauchemar, ses larmes recommencent à
couler de plus belle. Malgré ses efforts, elle n’arrive pas à les retenir.
Aussi prie-t-elle Mumtaz d’annuler toutes les audiences et d’interdire sa porte.
Vers midi, un fort
vacarme se fait entendre dans le hall. Couvrant les cris aigus des eunuques et
des femmes, une voix tonne : « Laissez-moi passer, misérables !
Si la Rajmata est malade, raison de plus pour que je la voie ! »
Et la portière de
brocart s’est ouverte sur une haute silhouette.
Les yeux écarquillés
Hazrat Mahal le regarde comme si elle voyait un fantôme.
« Vous n’êtes
pas mort ? Parvient-elle à articuler.
-
Mort ? »
Le rajah Jai Lal s’est
figé, interloqué, puis comprenant la méprise :
« Mais non, c’est
le malheureux officier, à mon côté, qui a été tué. Moi, comme vous pouvez le
constater, je suis bien vivant ! »
L’émotion est trop
forte, les digues édifiés depuis des mois se rompent, en sanglotant, elle se
jette dans ses bras, balbutiant des paroles incompréhensibles.
Il enlace son corps
tremblant et la berce doucement, comme une enfant qu’on rassure. D’une main
légère, il caresse sa longue chevelure et, en se penchant, pose un baiser sur
son front brûlant.
Discrètement, Mumtaz
s’est éclipsée
Kenizé
Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 373, 374, 375)
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