dimanche 9 août 2015

Dans la ville d’or et d’argent (extrait 2 du chapitre 31)




   Pendant cinq jours et cinq nuits, le palais va résister aux violents assauts de Howitzer. C’est en vain que les canons indiens répondent, inéluctablement leurs boulets s’écrasent avant d’atteindre les batteries ennemies. Alors, jouant le tout pour le tout, des volontaires décident de se glisser hors du palais pour s’approcher des lignes anglaises et lancer des grenades sur les artilleurs.
   Mais, avant de courir vers une mort certaine, les hommes ont une dernière requête : se faire bénir par le roi et la Rajmata. 
   Ils sont des dizaines à partir ainsi se sacrifier, et chaque matin a lieu la déchirante cérémonie.
   Debout au milieu de ces soldats, si jeune, le roi Birjis Qadar et sa mère leur rendent grâces pour leur héroïsme, au nom de tout le pays. Ce qui les étonne fort, comme les étonne l’émotion que la Rajmata peine à dissimuler. Après tout, ils ne font que leur devoir !
[…]
   Chaque nuit Jai Lal et Hazrat Mahal parviennent à se retrouver, se refusant à laisser le sommeil leur voler des heures précieuses. Ils ont l’impression de se connaître depuis toujours, comme si ces quelques semaines avaient été des années d’amour et de complicité. Pour la première fois Jai Lal se laisse aller à confier ses doutes car il sait que la femme, qui silencieusement lui caresse le front, peut comprendre et l’éclairer. Et puis, sans le dire, il veut la préparer à un avenir où il ne sera peut être à ses côtés.
   Aussi analyse-t-il sans indulgence leurs erreurs tactiques :
   « Si la révolte populaire avait gagné l’Ouest et le Centre, nous aurions  pu gagner. Le peuple était prêt, il avait commencé à se soulever. Mais il lui fallait des chefs. Les cipayes ont préféré rejoindre les grands centres de la rébellion, Delhi, Lucknow, Kanpour, laissant des civils sans expériences s’opposer au retour des Britanniques.
-          Nous avons  aussi été trahis par certains taluqdars qui se disaient nos alliés.
-          Pas seulement les taluqdars. L’ennemi a acheté bien des loyautés Des Indiens lui ont fourni de la nourriture, des transports et même des renseignements ! […]
-          Mais notre peuple aussi s’est sacrifié, et sans compter !
-          Le peuple oui, peut être parce que sa vie est si misérable qu’il estime n’avoir rien à perdre. […] Et nos élites, sauf quelques rares exceptions, ont-elles jamais mis leurs actes en accord avec leurs beaux discours sur l’intérêt général ? »
   Hazrat Mahal regarde son amant avec admiration et, une fois de plus, elle s’émerveille qu’il soit si différent des autres hommes qui se résignent et s’accommodent. Jai Lal, lui, ne renonce jamais et c’est pour cela qu’elle l’aime pour ses révoltes et ses i,dignations que d’autres appellent « sa folie » !
   Se blottissant contre son épaule, elle lui a pris la main et, tendrement, l’a baisée.
[…]
   Après avoir pilonné le palais  Outram lance l’assaut, tuant en quelques heures des centaines d’hommes et s’emparant de toute l’artillerie. Mais les Indiens refusent de s’avouer vaincus et, dans des actes fous d’héroisme, se lancent au-devant de repousser l’ennemi. […]
   Hazrat Mahal et Jai Lal vont passer une dernière nuit ensemble. Alors qu’elle sanglote dans ses bras, bouleversé, il tente de la réconforter.
   «  Ne crains rien ma djani, je te rejoindrai. En attendant, je te fais confiance, dorénavant c’est toi qui va diriger la lutte. Ne te laisse pas impressionner, tu es la dépositaire du pouvoir, la régente, les généraux te doivent obéissance. S’ils te contestent, mets en avant ton fils, ils ne peuvent désobéir au roi. Allons, promets-moi de rester forte et de ne jamais perdre espoir. »
   Avec un pauvre sourire, elle a promis.

   Le départ doit se faire avant le lever du jour. Devant les soldats rassemblés le rajah prononce une courte allocution. Les hommes ont la gorge serrés : reverront-ils celui qui fut, depuis des mois, autant leur père que leur chef ?
   Puis Jai Lal s’est tourné vers son ami, le rajah de Mahmoudabad, qui doit accompagner le jeune roi et le Rajmata.
   «  Je vous  les confie, Rajah sahab, prononce-t-il d’une voix altérée.  
-          Je réponds d’eux sur ma vie », l’assure le rajah, un homme d’honneur, qui a tout deviné.
   Hazrat Mahal a ramené ses voiles sur son visage pour cacher son émoi.
   «  Ayez confiance, ma djani, murmure-t-il, je vous aime plus que tout au monde et je reconquerrai Lucknow pour vous. »
   Il est temps de partir.
   Fouettant les chevaux, la petite armée s’élance au galop, soulevant des nuages de poussière. Immobile, Jai Lal fixe la route jusqu’à ce qu’ils aient complètement disparu.


Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 397, 398, 399, 400, 401)

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