Pendant cinq jours
et cinq nuits, le palais va résister aux violents assauts de Howitzer. C’est en
vain que les canons indiens répondent, inéluctablement leurs boulets s’écrasent
avant d’atteindre les batteries ennemies. Alors, jouant le tout pour le tout,
des volontaires décident de se glisser hors du palais pour s’approcher des
lignes anglaises et lancer des grenades sur les artilleurs.
Mais, avant de
courir vers une mort certaine, les hommes ont une dernière requête : se
faire bénir par le roi et la Rajmata.
Ils sont des
dizaines à partir ainsi se sacrifier, et chaque matin a lieu la déchirante
cérémonie.
Debout au milieu de
ces soldats, si jeune, le roi Birjis Qadar et sa mère leur rendent grâces pour
leur héroïsme, au nom de tout le pays. Ce qui les étonne fort, comme les étonne
l’émotion que la Rajmata peine à dissimuler. Après tout, ils ne font que leur
devoir !
[…]
Chaque nuit Jai Lal
et Hazrat Mahal parviennent à se retrouver, se refusant à laisser le sommeil
leur voler des heures précieuses. Ils ont l’impression de se connaître depuis
toujours, comme si ces quelques semaines avaient été des années d’amour et de
complicité. Pour la première fois Jai Lal se laisse aller à confier ses doutes
car il sait que la femme, qui silencieusement lui caresse le front, peut
comprendre et l’éclairer. Et puis, sans le dire, il veut la préparer à un
avenir où il ne sera peut être à ses côtés.
Aussi analyse-t-il
sans indulgence leurs erreurs tactiques :
« Si la révolte
populaire avait gagné l’Ouest et le Centre, nous aurions pu gagner. Le peuple était prêt, il avait
commencé à se soulever. Mais il lui fallait des chefs. Les cipayes ont préféré
rejoindre les grands centres de la rébellion, Delhi, Lucknow, Kanpour, laissant
des civils sans expériences s’opposer au retour des Britanniques.
-
Nous avons
aussi été trahis par certains taluqdars qui se disaient nos alliés.
-
Pas seulement les taluqdars. L’ennemi a acheté bien
des loyautés Des Indiens lui ont fourni de la nourriture, des transports et
même des renseignements ! […]
-
Mais notre peuple aussi s’est sacrifié, et sans
compter !
-
Le peuple oui, peut être parce que sa vie est si
misérable qu’il estime n’avoir rien à perdre. […] Et nos élites, sauf quelques
rares exceptions, ont-elles jamais mis leurs actes en accord avec leurs beaux
discours sur l’intérêt général ? »
Hazrat Mahal regarde
son amant avec admiration et, une fois de plus, elle s’émerveille qu’il soit si
différent des autres hommes qui se résignent et s’accommodent. Jai Lal, lui, ne
renonce jamais et c’est pour cela qu’elle l’aime pour ses révoltes et ses
i,dignations que d’autres appellent « sa folie » !
Se blottissant
contre son épaule, elle lui a pris la main et, tendrement, l’a baisée.
[…]
Après avoir pilonné
le palais Outram lance l’assaut, tuant
en quelques heures des centaines d’hommes et s’emparant de toute l’artillerie.
Mais les Indiens refusent de s’avouer vaincus et, dans des actes fous d’héroisme,
se lancent au-devant de repousser l’ennemi. […]
Hazrat Mahal et Jai
Lal vont passer une dernière nuit ensemble. Alors qu’elle sanglote dans ses
bras, bouleversé, il tente de la réconforter.
« Ne crains
rien ma djani, je te rejoindrai. En attendant, je te fais confiance, dorénavant
c’est toi qui va diriger la lutte. Ne te laisse pas impressionner, tu es la
dépositaire du pouvoir, la régente, les généraux te doivent obéissance. S’ils
te contestent, mets en avant ton fils, ils ne peuvent désobéir au roi. Allons,
promets-moi de rester forte et de ne jamais perdre espoir. »
Avec un pauvre
sourire, elle a promis.
Le départ doit se
faire avant le lever du jour. Devant les soldats rassemblés le rajah prononce
une courte allocution. Les hommes ont la gorge serrés : reverront-ils
celui qui fut, depuis des mois, autant leur père que leur chef ?
Puis Jai Lal s’est
tourné vers son ami, le rajah de Mahmoudabad, qui doit accompagner le jeune roi
et le Rajmata.
« Je vous les confie, Rajah sahab, prononce-t-il d’une
voix altérée.
-
Je réponds d’eux sur ma vie », l’assure le rajah,
un homme d’honneur, qui a tout deviné.
Hazrat Mahal a
ramené ses voiles sur son visage pour cacher son émoi.
« Ayez
confiance, ma djani, murmure-t-il, je vous aime plus que tout au monde et je reconquerrai
Lucknow pour vous. »
Il est temps de
partir.
Fouettant les
chevaux, la petite armée s’élance au galop, soulevant des nuages de poussière.
Immobile, Jai Lal fixe la route jusqu’à ce qu’ils aient complètement disparu.
Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 397,
398, 399, 400, 401)
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