C’est dans le fameux salon aux miroirs que, chaque après-midi, Hazrat
Mahal reçoit le rajah Jai Lal venu lui rendre compte de la situation militaire,
ce salon où, voici un peu plus d’un an, s’était tenue l’entrevue dramatique
entre la Rajmata, Malika Kishwar, et Sir James Outram, le Résident…
… Tout a changé si vite… Ai-je aussi tellement changé ? On me
regarde différemment, avec plus de déférence bien sûr mais avec crainte
également… Même Mammo ne s’exprime plus ouvertement qu’autrefois… Seul Jai Lal
a gardé son franc-parler et ne se prive pas de me critiquer. Cela me fâche,
mais en même temps je lui en sais gré, le pouvoir isole tellement, lui au moins
ne se cache pas les difficiles réalités…
Mais tout autant que de l’entretenir des vrais problèmes, ce que le
jeune femme apprécie chez le rajah c’est qu’il la traite en être humain et non
comme une souveraine toute-puissante. Au cours de leurs entrevues quotidienne s’est développée une confiance
mutuelle. Avec lui, elle se sent libre d’exprimer ses doutes, ses inquiétudes,
elle ose le questionner sur ce qu’elle ignore ou ne comprend pas, elle sait que
jamais il n’essaiera d’en tirer parti contre elle. Contrairement à la plupart des
courtisans qui ont accepté de mauvais gré cette femme « venue de rien »
et qui, perfidement, guettent ses maladresses et ses erreurs, Jai Lal a compris
que, comme lui, la Rajmata est résolue à se battre pour l’indépendance et que
ni promesses ni menaces ne l’en détourneront. Son rejet de l’occupant ne répond
pas à une envie de le remplacer afin de profiter des avantages qu’apporte le
pouvoir, c’est une rage contre l’injustice qui écrase et humilie. D’où
vient-elle sa conviction et son courage, qualités rares dans la haute société
lucknowi qui aurait plutôt tendance à les tourner en dérision ? Serait-ce
parce qu’elle est « venue de rien » et que, contrairement à nombre de
parvenus, elle n’a pas oublié la souffrance de ceux qui se sentent méprisés ?
Venue de rien, comme lui dont le père, petit propriétaire, fut anobli pour
avoir lors d’une chasse sauvé la vie du roi ?
Ensemble, ils parlent de tout, un seul
sujet est tabou : Mammao Khan.
A la surprise générale Hazrat Mahal a tenu de nommer l’eunuque chef du
Diwan khana, la maison royale, avec rang de ministre de la Cour. Formellement
cela ne lui donne pas autorité sur les autres ministres mais du fait de sa
constante proximité avec la régente, cela lui permet un contrôle de tout et de
tous, excédant de loin son titre et ses capacités. […]
Lorsque Jai Lal a voulu mettre en garde
la Rajmata contre le fait d’élever Mammo à de si hautes fonctions, quand il a
évoqué la fureur des grands féodaux de se voir rudoyer et insulter par un
ancien esclave, elle l’a sèchement remise à sa place.
« Cessez de le critiquer.
Il me sert fidèlement depuis onze ans, personne ne m’a jamais été aussi dévoué.
-
Ne vous faites d’illusions,
Houzour, ce genre d’homme n’est dévoué qu’à lui-même. Lorsque ses intérêts
diffèreront des vôtres, il n’hésitera pas à vous trahir. »
Hazrat Mahal a blêmi.
« Si vous voulez que nous restions en bons termes, je vous prie de
ne plus évoquer ce sujet. »
De rage, Jai Lal est tenté de lui ouvrir les yeux en lui rapportant ce
que l’on raconte d’eux, mais c’est impossible, jamais il ne se permettrait de l’insulter
ainsi. Il serre les poings et lance :
« je pensais que vous m’appréciiez pour ma franchise. Si vous avez
besoin d’un courtisan qui fasse écho à chacun de vos propos et approuve vos
fantaisie, vous devriez chercher ailleurs. »
Et la saluant très bas, il est sorti.
Pendant quelques jours le rajah n’a pas reparu, il se contente d’envoyer
son aide de camp informer la régente des affaires courantes. Mais très vite,
Hazrat Mahal doit s’avouer que leur conversations lui manquent, et surtout qu’elle
a besoin de ses conseils : elle a d’importantes décisions à prendre et
doute de la clairvoyance des ses ministres. Faisant taire son orgueil, elle va
se résoudre à prier le rajah de revenir auprès d’elle.
Kenizé
Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 252,253,254,255 )