jeudi 25 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 1 du chapitre 17 )



   De tous les districts d’Awadh des groupes de rebelles rejoignent la ville de Nawabganj, à vingt miles de Lucknow. Ce sont en majorité des cipayes venant de garnisons révoltées mais aussi quelques taluqdars qui, à la tête de leurs troupes, ont décidé de combattre l’occupant.  Qu’ont-il à perdre ? Les nouvelles lois anglaises les ont dépossédés de leurs terres, et surtout de leur statut en détruisant le complexe système de loyauté qui, depuis des siècles les liait à leurs paysans. Ils n’ont qu’un but : chasser ces bandits qui, sous couvert de grands principes moraux, leur ont volé leur pays et les ont déshonorés.
   Rassemblés à Nawabganj en cette fin de mois de juin, ils vont se retrouver à plus de sept mille hommes, dont un régiment de cavalerie et deux régiments de la police militaire. A leur tête, le rajah de Mahmoudbad et le rajah Jai Lal Singh. Les deux hommes s’estiment et sont amis depuis longtemps. […]
   « Il nous faut prendre des mesures au plus vite sinon la ville va sombrer dans l’anarchie et nous ne pourrons plus nous contrôler. »
   Le rajah Jai Lal a réuni les chefs militaires et les taluqdars qui ont participé à la bataille de Chinhut. Tous sont conscients du danger, mais après des heures de discussion, ils ne sont toujours pas arrivés à s’accorder sur une solution.
   «  Nous n’allons quand même pas tirer sur les soldats pour les forcer à obéir ! Cela déclencherait une guerre civile ! proteste un des Rjahs.
-          Vous qui parlez si bien, quelle solution proposez-vous ? »
   Le jeune rajah de Salimpour n’a jamais eu  de grande sympathie pour Jai Lal, ce nouvel aristocrate dont le franc-parler est une insulte aux manières délicates dont s’enorgueillit  la société de Lucknow.  
   «  Il nous faut d’urgence établir une autorité incontestable, qui s’impose à tous.
-          Et comment ? Notre souverain est prisonnier à des centaines de miles d’ici, et nous avons aboli le pouvoir britannique qui l’avait remplacé. Alors une assemblée de taluqdars ? »
   Jai Lal hausse les épaules.
   «  Vous savez très bien que jamais les taluqdars ne parviendraient à s’entendre ! La seule autorité incontestable serait un membre de la famille royale, comme me l’ont confirmé mes discussions avec  derniers jours avec les représentants des cipayes.  La cavalerie est en faveur du frère du roi, le prince Suleyman Qadar, mais l’infanterie, qui est dix fois plus nombreuse et en majorité hindoue, insiste pour que le trône revienne à un fils de wajid Ali Shah. Les aînés sont à Calcutta avec leur père, mais deux sont encore ici.
-          Quel âge ont-ils ?
-          Le premier a seize ans, le second onze.
-          Des enfants ?
-          Aucune importance, ils ne seront qu’un symbole. Les décisions seront prises par les délégués des taluqdars et de l’armée.
-          Vous oubliez les bégums ! intervient malicieusement le vieux rajah de Tilpour, certaines sont de jeunes femmes. Et comme officiellement la mère d’un jeune roi est régente jusqu’à sa majorité, si celle-ci se mêle de vouloir gouverner, nous risquons d’avoir des problèmes.
-          Nous saurons leur faire entendre raison, coupe Jai Lal, l’urgence actuelle est de trouver le meilleur candidat. En tant que chef de l’armée, je propose qu’avec un délégué des taluqdars nous allions dès demain rencontrer les bégums.
                                                                              ***
    C’est Mammo Khan qui a été chargé d’annoncer la visite au Zénana. Contacté par le rajah Jai Lal, il a bien tenté d’insinuer qu’il était superflu de consulter les autres épouses, que le fils de Hazrat Mahal, le prince Brijis Qadar, était de loin le meilleur choix, mais il s’est fait vertement rabrouer.
   « Qui es-tu pour te permettre de te mêler des affaires de l’Etat ? C’est à l’armée et aux taluqdars de décider, non aux eunuques ! »
   Au regard de haine que lui lance Mammo, le rajah Jai Lal comprend qu’il est allé trop loin, mais au moins a-t-il été clair : ce Mammo et ses semblables doivent comprendre que les temps ont changé et que le règne des intrigues de palais qui, trop souvent, tenaient lieu de politique, est révolu.
    […]
   On entend des bruits de pas dans le vestibule. Accompagnés par les gardes turcs, les deux rajah sont apparus.  Le contraste est  frappant entre le rude militaire aux traits burinés et son compagnon au teint clair, tout en délicatesse. Mais lorsqu’il s’agit d’affaire importantes, ils ne pourraient mieux se compléter.
   Après les multiples salutations et compliments d’usage, le rajah de Mahmoudabad, choisissant avec soin ses termes, expose l’objet de leur visite. Mais, à peine a –t-il commencé, que furent des exclamations scandalisées :
   « Notre bien-aimé souverain est toujours vivant, comment osez-vous songer à le remplacer !
-          Ce serait une trahison inexcusable !
-          Jamais nous n’accepterons une telle vilenie ! »
   Derrière la tenture les femmes s’insurgent, choquées. […]
   Calmement, le rajah de Mahmoudabad laisse passer l’avalanche d’indignation, jusqu’à ce que les bégums soient de nouveau prêtes à l’écouter.
   Il évoque l’indiscipline qui gagne les rangs des cipayes et la difficulté de les contrôler. […]
-          Considérez en outre, honorables bégums, qu’avec le rétablissement d’un roi, la cour retrouvera sa place et vous-mêmes votre rang,  alors qu’actuellement ces palais ne sont que désolations. »
   Ce dernier argument habilement avancé par le rajah de Mahmoudabad va faire pencher la balance. Retrouver un peu de la vie d’autrefois, aucune n’osait plus l’espérer. Mais l’enthousiasme retombe considérablement lorsque le rajah Jai Lal rappelle que les temps à venir ne seront pas des temps de fête mais de guerre, une guerre sans merci contre l’occupant.
   «  C’est pourquoi je vois demande de vous consulter sérieusement avant de désigner le roi. En gardant à l’esprit que, les deux princes étant encore très jeunes, c’est leur mère qui exercera la régence. C’est un honneur certes, mais surtout une tâche ardue et, dans les circonstances actuelles, particulièrement dangereuse : la moindre erreur peut être fatale. Bien sûr nous serons là pour conseiller la régente et orienter ses décisions, mais la responsabilité finale reposera sur ses épaules et celles de son fils.
   «  Et maintenant, honorées bégums, permettez-nous de nous retirer pour vous laisser le temps de délibérer. Mais n’oubliez pas, le temps presse, nous reviendrons ce soir. »


Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 219,220,221,222,223,224,225,226,227,228,229)

                                                                                      (  A suivre... )



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