De tous les districts d’Awadh des groupes de rebelles rejoignent la
ville de Nawabganj, à vingt miles de Lucknow. Ce sont en majorité des cipayes
venant de garnisons révoltées mais aussi quelques taluqdars qui, à la tête de
leurs troupes, ont décidé de combattre l’occupant. Qu’ont-il à perdre ? Les nouvelles lois
anglaises les ont dépossédés de leurs terres, et surtout de leur statut en
détruisant le complexe système de loyauté qui, depuis des siècles les liait à
leurs paysans. Ils n’ont qu’un but : chasser ces bandits qui, sous couvert
de grands principes moraux, leur ont volé leur pays et les ont déshonorés.
Rassemblés à Nawabganj en cette fin de mois de juin, ils vont se
retrouver à plus de sept mille hommes, dont un régiment de cavalerie et deux
régiments de la police militaire. A leur tête, le rajah de Mahmoudbad et le
rajah Jai Lal Singh. Les deux hommes s’estiment et sont amis depuis longtemps.
[…]
« Il nous faut prendre des mesures au plus vite sinon la ville va
sombrer dans l’anarchie et nous ne pourrons plus nous contrôler. »
Le rajah Jai Lal a réuni les chefs militaires et les taluqdars qui ont
participé à la bataille de Chinhut. Tous sont conscients du danger, mais après
des heures de discussion, ils ne sont toujours pas arrivés à s’accorder sur une
solution.
« Nous n’allons quand même pas tirer sur les soldats pour les
forcer à obéir ! Cela déclencherait une guerre civile ! proteste un
des Rjahs.
-
Vous qui parlez si bien,
quelle solution proposez-vous ? »
Le jeune rajah de Salimpour n’a jamais
eu de grande sympathie pour Jai Lal, ce
nouvel aristocrate dont le franc-parler est une insulte aux manières délicates
dont s’enorgueillit la société de
Lucknow.
« Il nous faut d’urgence établir une
autorité incontestable, qui s’impose à tous.
-
Et comment ? Notre
souverain est prisonnier à des centaines de miles d’ici, et nous avons aboli le
pouvoir britannique qui l’avait remplacé. Alors une assemblée de
taluqdars ? »
Jai Lal hausse les épaules.
« Vous savez très bien que jamais les
taluqdars ne parviendraient à s’entendre ! La seule autorité incontestable
serait un membre de la famille royale, comme me l’ont confirmé mes discussions
avec derniers jours avec les représentants
des cipayes. La cavalerie est en faveur
du frère du roi, le prince Suleyman Qadar, mais l’infanterie, qui est dix fois
plus nombreuse et en majorité hindoue, insiste pour que le trône revienne à un
fils de wajid Ali Shah. Les aînés sont à Calcutta avec leur père, mais deux
sont encore ici.
-
Quel âge ont-ils ?
-
Le premier a seize ans, le
second onze.
-
Des enfants ?
-
Aucune importance, ils ne
seront qu’un symbole. Les décisions seront prises par les délégués des
taluqdars et de l’armée.
-
Vous oubliez les bégums !
intervient malicieusement le vieux rajah de Tilpour, certaines sont de jeunes
femmes. Et comme officiellement la mère d’un jeune roi est régente jusqu’à sa
majorité, si celle-ci se mêle de vouloir gouverner, nous risquons d’avoir des
problèmes.
-
Nous saurons leur faire
entendre raison, coupe Jai Lal, l’urgence actuelle est de trouver le meilleur
candidat. En tant que chef de l’armée, je propose qu’avec un délégué des
taluqdars nous allions dès demain rencontrer les bégums.
***
C’est Mammo Khan qui a été chargé
d’annoncer la visite au Zénana. Contacté par le rajah Jai Lal, il a bien tenté
d’insinuer qu’il était superflu de consulter les autres épouses, que le fils de
Hazrat Mahal, le prince Brijis Qadar, était de loin le meilleur choix, mais il
s’est fait vertement rabrouer.
« Qui es-tu pour te permettre de te
mêler des affaires de l’Etat ? C’est à l’armée et aux taluqdars de
décider, non aux eunuques ! »
Au regard de haine que lui lance Mammo, le
rajah Jai Lal comprend qu’il est allé trop loin, mais au moins a-t-il été
clair : ce Mammo et ses semblables doivent comprendre que les temps ont
changé et que le règne des intrigues de palais qui, trop souvent, tenaient lieu
de politique, est révolu.
[…]
On entend des bruits de pas dans le vestibule. Accompagnés par les
gardes turcs, les deux rajah sont apparus. Le contraste est frappant entre le rude militaire aux traits
burinés et son compagnon au teint clair, tout en délicatesse. Mais lorsqu’il s’agit
d’affaire importantes, ils ne pourraient mieux se compléter.
Après les multiples salutations et compliments d’usage, le rajah de
Mahmoudabad, choisissant avec soin ses termes, expose l’objet de leur visite.
Mais, à peine a –t-il commencé, que furent des exclamations scandalisées :
« Notre bien-aimé souverain est toujours vivant, comment osez-vous
songer à le remplacer !
-
Ce serait une trahison
inexcusable !
-
Jamais nous n’accepterons
une telle vilenie ! »
Derrière la tenture les femmes s’insurgent,
choquées. […]
Calmement, le rajah de Mahmoudabad laisse
passer l’avalanche d’indignation, jusqu’à ce que les bégums soient de nouveau
prêtes à l’écouter.
Il évoque l’indiscipline qui gagne les rangs
des cipayes et la difficulté de les contrôler. […]
-
Considérez en outre,
honorables bégums, qu’avec le rétablissement d’un roi, la cour retrouvera sa
place et vous-mêmes votre rang, alors qu’actuellement
ces palais ne sont que désolations. »
Ce dernier argument habilement avancé par le
rajah de Mahmoudabad va faire pencher la balance. Retrouver un peu de la vie d’autrefois,
aucune n’osait plus l’espérer. Mais l’enthousiasme retombe considérablement
lorsque le rajah Jai Lal rappelle que les temps à venir ne seront pas des temps
de fête mais de guerre, une guerre sans merci contre l’occupant.
« C’est pourquoi je vois demande de
vous consulter sérieusement avant de désigner le roi. En gardant à l’esprit
que, les deux princes étant encore très jeunes, c’est leur mère qui exercera la
régence. C’est un honneur certes, mais surtout une tâche ardue et, dans les
circonstances actuelles, particulièrement dangereuse : la moindre erreur
peut être fatale. Bien sûr nous serons là pour conseiller la régente et
orienter ses décisions, mais la responsabilité finale reposera sur ses épaules
et celles de son fils.
« Et maintenant, honorées bégums,
permettez-nous de nous retirer pour vous laisser le temps de délibérer. Mais n’oubliez
pas, le temps presse, nous reviendrons ce soir. »
Kenizé
Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p
219,220,221,222,223,224,225,226,227,228,229)
( A suivre... )
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