Des palanquins
attendent devant le lourd portail de zénana. Dissimulée sous ses voiles, Hazrat
Mahal y prend place, accompagnée de son fils Birjis, ravi de l’aventure, et de
quelques servantes. Mammoo la suit avec une vingtaine d’hommes robustes chargés
de ses malles.
A travers les
rideaux légèrement écartés, elle regarde, nostalgique, s’éloigner le palais à
la coupole d’or où elle a vécu ces douze dernières années, ce lieu où elle fut
une favorite comblée et où des fêtes somptueuses avaient accueilli la naissance
de son fils, là où elle avait connu un an de bonheur et de gloire, puis onze
années de quasi-oubli, sort commune à toutes les belles prisonnières des
harems. Encore ne peut-elle se plaindre, son don pour la poésie lui ayant
conservé jusqu’à la fin l’attention du souverain.
Arrivée au palais
de Kaisarbagh, elle va traverser une suite de vestibules, de terrasses et de cours
intérieures, explorer une multitude de
chambres vides, elle est seule, elle prend tout son temps. Son choix se porte
finalement sur une dizaine de pièces spacieuses et claires donnant sur une
véranda garnie de bougainvilliers. Mammoo
et les servantes vont s’affairer à les rendre aussi confortables que possible,
réquisitionnant çà et là coffres, divans, tentures et tapis.
A peine a-t-elle achevé
de s’installer qu’en fin d’après-midi arrivent ses malheureuses compagnes,
décoiffées et les vêtements en désordre. A travers leurs récits entrecoupés de
sanglots et d’imprécations elle comprend qu’à l’heure dite, sans leur faire
grâce d’une minute, les soldats les ont saisies et, malgré leurs cris, les ont
fait sortir de force devant la population effarée. Puis ils ont jeté pêle-mêle
leurs effets dans la rue, volant des bijoux au passage.
Ces violences
gratuites infligées aux épouses royales suscitent une telle indignation que le
bruit en parvient jusqu’au nouveau gouverneur général à Calcutta.
[…]
Désormais, au
palais de Kaisarbagh les journées s’écoulent mornes et sans plus d’espoir.
Hazrat Mahal a cessé de rédiger ses comptes rendus au roi, elle est maintenant
persuadée qu’il ne les reçoit pas ou s’il les reçoit, qu’il ne les lit pas,
trop occupé de recréer dans sa nouvelle demeure les fastes de la vie d’antan.
Insensiblement, elle sombre dans la mélancolie malgré les efforts de Mammoo
pour la distraire.
Elle qui aimait
tant composer des poèmes n‘en a même plus envie. Elle écrivait pour apporter aux
autres de la beauté et du rêve, pour transmettre des idées, des sentiments, des
parcelles de vie, petits cailloux sur le chemin d’une sérénité qu’elle
cherchait et voulait faire partager.
Elle n’écrit pas pour exhiber sa peine et répugne au narcissisme maladif
qui juge ses miasmes si dignes d’intérêt qu’il veut en faire profiter la terre
entière. Quoi de plus beau que le malheur ? Chacun en fait la quotidienne
expérience, on « tombe dans le malheur ». Le bonheur, en revanche
est un art, de tout temps livres et écoles de philosophie ont essayé d’en
indiquer les divers chemins. C’est dans cette voie qu’elle s’inscrit.
Pourtant les épreuves de sa jeunesse lui ont appris que le malheur peut
être un cadeau si on sait le considérer non comme un état mais comme une étape
nécessaire pour se comprendre et comprendre le monde, se dépasser et ainsi
arriver peu à peu à la sérénité. Pour elle, cette transformation passe par
l’écriture. Elle voit l’écrivain comme un alchimiste dont toute l’existence est
une tentative de changer les ténèbres en lumière, un grand œuvre qui exige d’y
consacrer ses nerfs et son sang.
Mais elle n’est pas encore prête à cela, elle a trop besoin d’action,
l’écriture est pour elle un temps de réflexion indispensable mais qui ne comble
pas sa soif de vivre
Kenizé
Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (108, 109, 110, 111 )
J'ai retenu de ce chapitre:
RépondreSupprimer"Elle voit l’écrivain comme un alchimiste dont toute l’existence est une tentative de changer les ténèbres en lumière, un grand œuvre qui exige d’y consacrer ses nerfs et son sang."
Quel programme, changer l'ombre en lumière!
En effet, très beau passage poétique !
RépondreSupprimeroui..j'aime bien...
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