Le défilé a pris fin. Imposant le silence d’un geste, le rajah de
Mahmoudabad prend la parole :
« Etant donné l’extrême jeunesse de notre roi, sa mère, la très
noble bégum Hazrat Mahal, est selon la coutume, nommée régente jusqu’à la
majorité de son fils. Elle sera conseillée par moi-même, en tant que
porte-parole des taluqdars, par le rajah Jai Lal Singh, représentant l’armée
et, bien sûr, par ses ministres. Je vous demande de lui prêter allégeance.
-
Permettez, Rajah sahab ! »
La bégum s’est avancée tandis que, surpris
par cette intervention peu protocolaire, le rajah s’efface.
Majestueuse dans sa garara de brocart,
Hazrat Mahal, désormais reine mère, parcourt l’assistance d’un regard
impérieux, elle prend son temps, ce qu’elle va leur dire requiert toute leur
attention.
« Altesses, saheban, la situation
dramatique de notre pays nous a persuadés, mon fils et moi, d’accepter la
lourde responsabilité du pouvoir. En ces temps troublés cela implique de mettre
notre vie en jeu. Nous avons pris ce risque car nous sommes conscients que le
combat pour l’indépendance a besoin d’un symbole incontestable autour duquel s’unir,
et que ce ne peut être que le fils de notre bien-aimé souverain, Wajid Ali
Shah.
« Mais si nous nous engageons, nous
vous demandons à vous aussi de vous engager. Si je n’ai pas cette assurance, si
je dois craindre que les revers ne vous fassent abandonner la lutte, je ne
risquerai pas la vie de mon fils unique. Aussi, je demande à chacun d’entre
vous de venir prêter serment, soit sur le saint Coran, soit sur cette jarre
contenant l’eau sacrée du Gange, de combattre fidèlement et sans répit jusqu’à
ce que nous ayons chassé les Britanniques.
Quelle femme !
Abasourdi le rajah Jai Lal la contemple,
jamais il ne se serait attendu un tel
discours, lui qui pensait la reconnaître !
N’importe quelle autre eût été trop
heureuse de devenir régente pour songer à poser ses conditions. Mais elle a
raison, elle connaît la versatilité des taluqdars.
Cependant, autour de lui les murmures enflent : « Comment
ose-t-elle nous parler ainsi ? Pour qui se prend- elle ? Après tout ce n’est qu’une
ancienne danseuse, elle n’a rien à exiger. Si elle n’est pas contente nous nous
passerons d’elle ! »
Jai Lal sent le danger ; si l’ont n’intervient
pas immédiatement, la situation risque de dégénérer. Or sans l’autorité d’un
roi, il sera impossible de contenir l’armée et d’unir les taluqdars, les
Anglais auront tôt fait de reprendre le pouvoir et leur vengeance sera
terrible.
Un regard échangé avec le rajah de Mahmoudabad,
celui-ci va tenter de calmer les esprits :
« Nous devrions être offensés par vos
paroles, Houzour, déclare-t-il d’un ton sévère, mais comprenons qu’elles sont
dictées par l’amour maternel et la crainte du danger auquel vous exposez votre
fils Nos mères auraient sans doute agi de même. Aussi je pense exprimer le
sentiment général en ne vous en tenant pas rigueur. La générosité des taluqdars
ne sera pas prise en défaut : si la seule façon de rassurer votre
faiblesse est d’accéder à votre surprenante requête, je pense que nous pouvons
vous accorder cette faveur.
Et, sans laisser à la bégum le loisir de
réagir, il s’approche du Coran et lève la main pour prêter serment, suivi
immédiatement par Jai Lal qui se dirige vers la jarre contenant l’eau du Gange,
puis, après quelques hésitations, par tous les rajahs et nawabs qui, les uns et les
autres, viennent prêter serment sur leur symbole sacré.
Kenizé Mourad, Dans la ville d’or
et d’argent ( P 238, 239, 240 )
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