Muhammadi, c’était alors son
prénom, était née dans une famille de petits artisans de Fayzabad, l’ancienne
capitale du royaume d’Awadh, une ville prospère jusqu’à ce qu’en 1798 le roi
Asaf ud Daulah choisisse de s’installer à Lucknow. Ce départ avait signé la
ruine de milliers d’artisans qui fournissaient en bijoux , riches étoffes et
bibelots précieux une cour nombreuse et raffinée. Désespéré, le grand père de
Muhammadi s’était laissé mourir et son père, Mian Amber, avait survécu de
divers petits travaux, jusqu’à ce qu’en 1842 on lui offre un poste d’intendant
à Lucknow.
Toute la famille l’avait suivi mais, quelques mois plus tard, Mian Amber
avait été emporté par la tuberculose. Muhammadi, sa plus jeune fille, avait été
recueillie par son oncle, réputé le meilleur brodeur de « topis »,
ces toques de velours ou de soie, à la mode chez les aristocrates. On disait
les siennes si parfaites qu’elles s’adaptaient exactement à celui auquel elles
étaient destinées, et que tout autre, s’il les coiffait, en concevait d’insupportables
maux de tête.
Un jour où le brodeur préparait un topi pour prince héritier, la jeune
fille ne put résister et, profitant d’une absence de son oncle, se coiffa de la
merveille de soie bleu nuit parsemée d’une constellation de petits diamants.
Dans le miroir, elle avait eu un choc : une ravissante princesse la
regardait. A regret, elle avait reposé le topi sur la table. Juste à temps, son
oncle rentrait, on demandait la coiffe, il fallait la livrer tout de suite.
Le lendemain, la paisible ruelle avait
retenti de grands cris :
« Où est donc ce gredin de brodeur ? Qu’on le bastonne ! »
Terrifié, le brodeur s’était enfui par l’arrière-cour tandis que son
épouse, trembalante, ouvrait la porte. Devant elle, un grand eunuque noir,
accompagné de deux gardes, tenait le topis.
« Où est ton mari ? »
-
Il est sorti… »
Après avoir fait signe aux gardes
de fouiller la maison, l’eunuque avait repris menaçant :
« Qui a osé porter le topis destiné au prince héritier ?
-
Mais personne jamais n’aurait…
-
Et comment donc
expliques-tu ceci ? avait grondé l’eunuque en agitant la coiffe à l’intérieur
de laquelle était accroché un long cheveu noir, et il avait jeté le topi par
terre.
Sur ces entrefaites, les gardes étaient revenus, poussant devant eux
Muhammadi, livide.
« Nous n’avons pas trouvé le brodeur mais cette fille se cachait
dans la pièce du fond ! »
Kenizé Mourad, Dans la ville
d’or et d’argent ( p 27,28,29 )
( A suivre...)
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