Un jour- Muhammadi venait de
fêter ses quatorze ans -, Amman et Imaman annoncèrent à leurs pensionnaires une
grande nouvelle : le prince héritier avait besoin de nouvelles
« fées » pour son parikhana et demain les meilleures d’entre elles
seraient présentées au palais. Sans hésiter, elles en avaient désigné
trois : Yasmine, Sakina et Muhammadi, et elles étaient sorties,
insensibles aux protestations et aux supplications des autres jeunes filles.
[…]
… Le lendemain, le jour de mon arrivée au
palais… Il y a onze ans… C’était hier…
Hazrat Mahal se souvient de sa
peur lorsqu’on l’avait fait entrer, avec ses deux compagnes, dans le grand
salon du zénana. Il y avait là une centaine de femmes vêtues comme des
princesses qui les dévisageaient et en riant échangeaient des commentaires qu’elle
devinait peu amènes.
Debout, elle attendait, les yeux baissés, tandis que le brouhaha et les
rires s’amplifiaient, et peu à peu elle sentait la colère monter en elle :
jamais elle n’avait supporté d’être humiliée, tant pis si l’on disait qu’elle
avait mauvais caractère et ne trouverait jamais de mari ! Son père l’avait
élevée ainsi : « Nous sommes pauvres mais d’ancienne famille, n’oublie
jamais cela, et en toutes circonstances garde ta dignité, même si cela doit te
coûter cher. Sache que la pire chose est de perdre le respect de soi. »
Son père adoré… comme il lui manque, comme elle voudrait être loin d’ici, de ce
palais, de ces femmes qu’elle déteste de toutes ses forces !
« Silence mesdames ! Ne voyez-vous pas que vous terrorisez
ces jeunes filles ? »
La voix est mélodieuse mais le ton sévère ; surprise, Mahammadi a
levé les yeux. Devant elle, un bel homme enveloppé d’un châle de cachemire
rebrodé lui sourit. Et elle, bouche bée, oubliant toutes les formules et
salutations pourtant maintes fois ressassées, reste là, à le regarder.
Outrées, Amman et Imaman se sont avancées et, de force, lui ont fait
courber la nuque.
« Veuillez lui pardonner, Altesse, cette fille est pourtant l’une
de nos pensionnaires les plus accomplies, votre présence lui aura fait perdre
la tête ! »
Le prince héritier s’est mis à rire. Il a vingt- trois ans et s’il a l’habitude
des succès féminins, il sait aussi combien les femmes sont habiles à jouer la
comédie de l’amour. Pourtant cette ravissante enfant, si désemparée, si
maladroite, à l’évidence ne feint pas et son admiration le flatte. Mais il se
reprend vite et, s’adressant aux matrones :
« Vos protégées sont charmantes mais voyons si elles sont douées.
Pour l’anniversaire du dieu Krishna j’ai imaginé un nouveau spectacle et j’ai
besoin de danseuses non seulement belles mais qui aient un vrai sens du rythme,
car le khattak (1) ne souffre pas la médiocrité. »
Il a frappé dans ses mains et aussitôt sur une estrade un petit
orchestre de femmes a commencé à jouer.
Comme dans un rêve, Muhammadi regarde Sakina et Yasmine s’avancer sur la
piste et gracieusement évoluer au son d’une musique tour à tour sensuelle et
enjouée ; elle voudrait les rejoindre mais ses membres sont de plomb et
elle reste plantée là, tandis qu’autour d’elle enflent les murmures indignés.
Brusquement, le prince fait signe à l’orchestre de s’arrêter et, d’un
ton courroucé :
« N’as-tu pas entendu ?
Je t’ai demandé de danser ! »
Les larmes aux yeux, Muhammadi baisse la tête ; depuis des mois
elle se prépare à ce moment où sa vie doit se jouer, et voilà qu’elle a tout
gâché… « Pourquoi ne danses-tu pas ? s’impatiente le prince.
-
Je ne suis pas danseuse ! »
Où a-t-elle trouvé le courage de répondre ainsi ? Par la suite,
elle s’est souvent posé la question et elle a fini par admettre que c’était
dans les situations les plus désespérées qu’elle trouvait sa force, et sa
vérité. Car en une minute, elle prend conscience que si, comme ses compagnes,
elle a appris à danser, c’est une
activité parmi d’autres mais que jamais elle ne s’est imaginée… danseuse. Elle
a d’autres rêves.
Perdue pour perdue, elle trouve la force d’ajouter :
« Je ne suis pas danseuse, je suis poétesse ! »
Un silence stupéfait accueille sa déclaration, puis des exclamations que
d’un geste Wajid Ali Shah fait taire :
« Poétesse vraiment ! Quelle vanité ! Quel âge as-tu ?
-
Quatorze ans, Votre
Altesse.
-
Quatorze ans ! Tu es d’une
insolence peu banale, je ne sais pas si je dois me fâcher ou rire. »
Amman Et Imaman se sont
interposées balbutiantes :
« Veuillez nous pardonner, Houzour, jamais nous n’aurions imaginé…
Cette créature est devenue folle, nous allons la punir, la renvoyer, c’est la
première fois un tel déshonneur…
- Je veux d’abord la punir
moi-même en la laissant publiquement se ridiculiser. Allons, assieds-toi ici et
récite-nous un de tes poèmes. Je te préviens, je m’essaie moi –même aussi à cet
art et connais tous les maîtres, tu ne pourras pas me duper ! »
L’impression d’un trou noir au bord duquel elle vacille, elle ne voit
plus que des ombres, elle va tomber… elle tombe…
« Non ! »
Son propre cri lui fait reprendre ses esprits, elle ouvre les yeux,
autour d’elle les femmes ricanent…
Elle ne leur fera pas le plaisir
de s’humilier, elle pense à son père qui
lui disait que la suprême vertu est le courage ; alors, prenant une
profonde aspiration, elle commence à réciter, accompagnée des résonnances du
sitar. Sa voix d’abord fragile, s’est peu à peu affermie, tantôt chuchotante tantôt vibrante, au rythme des images qu’elle
déploie en une longue fresque. Elle n’est plus dans le harem malveillant, elle
est la belle emportée par son amoureux sur un cheval fougueux, elle est les
montagnes enneigées et les vallées fleuries traversées au galop, elle est la
source où ils se rafraîchissent et le lit de mousse où tout doucement il l’enlace
et dépose un baiser sur ses lèvres semblables aux pétales de rose.
Lorsque, une heure plus tard, elle se tait, un profond silence règne.
Quelques femmes s’essuient furtivement les yeux tandis que, songeur, le prince
la regarde.
Muhammadi comprend qu’elle a gagné, et soudain, toute la tentation
accumulée se relâchant, elle se met à pleurer.
Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 33, 34, 35, 36, 37, 38 )
( A suivre...)
(1)[Khattak
est l’une des danses les plus populaires de l’Inde du Nord, issue du
rapprochement entre les cultures hindoue et musulmanes. Très rythmée, le
mouvement des pieds et des bras est extrêmement rapide, tandis que le buste
reste immobile. Elle a été portée à son plus haut degré de perfection par le
roi Wajid Ali Shah.]
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