mercredi 19 juin 2013

Il chantait l'amour, l'absence et la tristesse


  Il chantait aussi l’amour ; mais son chant était serein, limpide, comme les pensées d’une jeune fille naïve, comme le sommeil d’un enfant, comme la chaste lune quand elle traverse en silence le calme désert des cieux. Il chantait aussi l’absence et la tristesse, et le vague inconnu, et le lointain vaporeux, et les roses romantiques. Il chantait ces contrées où longtemps, sur le sein de la placidité, s’étaient épanchées ses larmes vivantes. Il chantait la fleur fanée de sa vie, n’ayant pas encore vingt ans. [...]
 Poussées par les rayons du printemps, les neiges des collines environnantes sont déjà descendues en ruisseaux bourbeux sur les prairies inondées. À peine sortant de son sommeil, la nature salue d’un sourire attendri le matin de l’année. Les cieux, d’un bleu plus foncé, sont plus rayonnants ; encore transparents, les bois se couvrent d’un duvet de verdure ; l’abeille quitte sa cellule de cire pour aller butiner sur les premières fleurs ; les champs se sèchent et se nuancent ; les troupeaux mugissent joyeusement, et le rossignol a déjà chanté dans le silence des nuits. [...]
  Comme ta venue m’est triste, ô printemps ; printemps époque de l’amour ! Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon sang ! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le visage au sein de la tranquille campagne ! Serait-ce que toute jouissance m’est désormais étrangère ? que tout ce qui égaye et vivifie, tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l’ennui et de l’abattement à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs sombres ?

                   Alexandre Pouchkine: Eugène Onéguine

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