« Je prévois tout :
dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel amer mépris exprimera votre
fier regard ! Qu’est-ce que je veux ? Dans quelle intention vais-je
vous ouvrir mon âme ? À quelle cruelle gaieté vais-je peut-être donner
cours ?
« Quand je vous ai
rencontrée par hasard, je ne sais où ; quand je crus remarquer en vous une
étincelle de tendresse, je n’osai pas y croire. Je ne donnai point carrière à
la douce habitude qui allait s’établir ; je ne voulus point perdre une
liberté qui me pesait pourtant. Autre chose encore nous sépara : Lenski
tomba, victime infortunée. Alors j’arrachai mon cœur à tout ce qui lui était
cher. Étranger à tous, dégagé de tout lien, je crus que la liberté et le repos
remplaceraient le bonheur. Grand Dieu ! Combien je me suis trompé ! Combien
je suis puni !
« Non ; vous voir à
chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des regards amoureux le
sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos yeux, vous écouter longtemps,
pénétrer son âme de vos perfections, pâlir, s’éteindre, se mourir devant vous,
voilà le bonheur.
« Et j’en suis privé !
Je me traîne partout au hasard pour vous rencontrer ; chaque jour, chaque
heure, m’est un précieux reste de vie, et je dissipe dans un ennui dévorant mes
jours déjà comptés. Je le répète : ma vie est déjà mesurée ; mais,
pour qu’elle se prolonge, je dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai
dans le cours de la journée.
« Je crains : dans mon
humble supplication votre regard sévère pourrait découvrir les artifices d’une
ruse misérable, et j’entends déjà votre reproche indigné. Si vous saviez
combien il est affreux de brûler, d’être dévoré par la soif de l’amour, et de
dompter incessamment par la raison l’effervescence du sang ! De vouloir
embrasser vos genoux, et répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des
reproches, des prières, tout ce qui remplit l’âme ; et, au lieu de cela,
d’armer sa parole et son regard d’une feinte froideur, de suivre un entretien
tranquille, de vous regarder d’un œil réjoui !
« Mais c’en est fait ;
je ne suis plus de force à lutter contre moi-même. Je me livre à vous, et je
m’abandonne à ma destinée. »
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