La lettre par le peintre Anglais George Goodwin Kilburne
J’ai là, devant mes yeux, la lettre de Tatiana ; je la conserve avec un saint respect ; je la lis avec une sainte angoisse, et je ne puis la lire assez. Qui lui a donné cette tendresse et cette charmante négligence des mots ? Qui lui a inspiré ces folies touchantes, cette conversation du cœur avec lui-même, entraînante et périlleuse ? je n’en sais rien. Mais voici une traduction incomplète et faible, comme une pâle copie d’un tableau plein d’éclat, ou bien comme l’ouverture du Freyschutz sous les doigts timides d’une pensionnaire.
Lettre de Tatiana
« Je vous écris. Que puis-je
ajouter à cela ? Maintenant, je le sais, il est en votre pouvoir de me
punir par votre mépris ; mais si vous conservez une goutte de pitié pour
mon triste sort, vous ne me repousserez point. J’avais commencé par vouloir me
taire. Croyez-moi, vous n’auriez jamais connu la honte de mon aveu, si j’avais
eu l’espérance de vous voir dans notre maison de village, ne fût-ce que
rarement, ne fût-ce qu’une fois par semaine, seulement pour vous entendre
parler, vous dire un seul mot, et puis penser, toujours penser la même pensée,
nuit et jour, jusqu’à une nouvelle rencontre ; mais on dit que vous vivez
retiré. Dans cet obscur village rien ne peut vous plaire, et nous, nous ne
brillons par rien, bien que nous soyons naïvement heureux de vous voir.
Pourquoi êtes-vous venu ? Au fond de ma retraite ignorée, je ne vous
aurais jamais connu ; je n’aurais jamais connu ces amers tourments. Ayant
calmé avec le temps (en suis-je bien sûre ?) les agitations d’une âme
inexpérimentée, j’aurais pu trouver un ami selon mon cœur, et je serais devenue
une épouse fidèle, une mère vertueuse.
« Un autre ! Non, à nul
autre au monde je n’aurais donné mon cœur. C’est décidé dans les conseils d’en
haut ; c’est la volonté du ciel : je suis à toi. Toute ma vie est une
preuve certaine que je devais te rencontrer. Je le sais, c’est Dieu qui t’a
envoyé à moi ; c’est toi qui seras mon gardien jusqu’au tombeau ;
c’est toi qui m’apparaissais dans mes rêves ; inconnu, tu m’étais déjà
cher ; ton regard me suivait ; ta voix résonnait dès longtemps dans
mon âme. Non, ce n’était pas un rêve. À peine entré, je t’ai reconnu. Je me
sentis frémir, je me sentis consumer. N’est-ce pas, je t’avais déjà
entendu ? C’est toi qui me parlais dans le silence quand j’allais secourir
des pauvres, ou calmer par la prière les angoisses d’une âme agitée. Et, dans
cet instant même, n’est-ce pas toi, chère vision, qui as passé dans l’obscurité
transparente, et qui est penchée lentement sur mon chevet ? N’est-ce pas
toi qui me murmures d’une voix caressante des paroles d’espoir ? Qui
es-tu ? Mon ange gardien ou un perfide tentateur ? Résous mes doutes.
Peut-être que tout ceci n’est qu’une vaine illusion, l’erreur d’une âme qui ne
se connaît plus. Peut-être qu’une tout autre destinée m’attend ; mais c’en
est fait. Dès à présent je te remets ma vie ; je verse mes larmes devant
toi ; j’implore ton secours….. Imagine-toi : je suis seule, personne
ne me comprend ; ma raison succombe dans la lutte, et je suis condamnée à
périr en silence. Je t’attends. Par un seul regard ranime les espérances de mon
cœur, ou bien interromps ce rêve d’un lourd sommeil par un reproche,
hélas ! Trop mérité.
« J’ai fini….. Je n’ose
relire. Je me meurs de honte et d’effroi ; mais votre honneur est ma
garantie. Je m’y confie hardiment. »
Alexandre Pouchkine,
EUGÈNE ONÉGUINE
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire