mercredi 6 janvier 2016

L’ampleur des vêtements permet une liberté du corps... une noblesse...



      Celui qui dit que l’habit ne fait pas le moine ne comprend rien aux femmes. Non seulement Zahr paraît autre, mais elle se sent une autre. En endossant la robe de son pays, la robe portée depuis des siècles par ses aïeules, elle a soudain l’impression de se retrouver, la sensation que l’image que lui renvoie le miroir correspond à une image intérieure d’elle-même, qu’elle reflète sa vraie personnalité, et que jusqu’à présent, elle avait habité des vêtements étrangers. Elle qui n’a jamais beaucoup aimé son apparence, qui ne s’est jamais trouvée tout à fait à l’aise dans sa peau, pour la première fois se sent naturelle, en harmonie avec elle-même. Sa démarche, tous ses gestes se sont faits à la fois plus gracieux, moins brusqués, déliés. L’ampleur des vêtements permet une liberté du corps et des attitudes, une noblesse que n’autorisaient pas les robes ni les pantalons serrés à l’occidentale. Elle se reconnaît et elle se plaît.


              Kenizé Mourad, Le jardin de Badalpour

lundi 4 janvier 2016

La famille est réunie pour fêter les vingt ans de Selma


    Dans le salon jaune que les kalfas ont orné de bouquets d’hibiscus et de daturas, la famille est réunie pour fêter les vingt ans de Selma. Sur la table de bois doré on a disposé les cadeaux soigneusement enveloppés de papier glacé. […]
   Nervin a allumé les vingt bougies du gros gâteau au chocolat. Elle s’est levée  l’aube pour la confectionner, elle sait que sa princesse est gourmande : pour son anniversaire, elle n’allait pas lui offrir un gâteau de la veille !
    Rêveuse, Selma contemple les flammes qui dansent, et peu à peu elle les voit se transformer, grandir, se multiplier ; ce sont maintenant des centaines de flammes qui scintillent sur les lustres de cristal de palais d’Ortakoy. Pour les anniversaires de son enfance, on les allumait tous, en son honneur. Chaque détail lui revient de ces fêtes somptueuses : l’orchestre féminin qui la réveillait en musique et, tandis que les esclaves la faisait belle, continuait à jouer les airs quelle aimait ; les douze petites kalfas qui venaient la chercher, vêtues de robes neuves offertes par la sultane, et l’escortaient jusqu'au salon des Glaces où son père l’attendait et sa mère ainsi que tout le personnel du haremlik. A l’entrée de Selma, l’orchestre entamait l’air de l’anniversaire- Chaque année on en composait un nouveau- et les kalfas lançaient au-dessus d’elle une pluie de minuscules fleurs de jasmin qui parfumaient toute la pièce.  
   Alors commençait la distribution des cadeaux, les cadeaux que Selma avait choisis avec la sultane pour chacune des esclaves et des dames du palais. Car, en Orient, on sait qu’il y a encore plus de bonheur à donner qu’à recevoir, et qu’un anniversaire doit être un jour de fête pour tous ceux vous entourent. Enfin, lorsqu’au milieu des exclamations de joie, la distribution était terminée, deux esclaves faisaient cérémonieusement glisser la tenture de soie qui dissimulait une montagne de paquets de formes et de couleurs variées.
   Il fallait bien à Selma deux ou trois heures pour tout ouvrir, tout regarder. Il y avait là les petits présents offerts par les kalfas, les suivantes et même les jeunes esclaves, il y avait « les paquets- farces » de Hairi, et les magnifiques cadeaux de la sultanes et de Raouf Bey. Selma se souvient tout particulièrement de son treizième anniversaire, le dernier… Son père avait fait venir de Paris, de chez le grand bijoutier Cartier, une pendulette si extraordinaire que la fillette n’avait d’abord pas compris de quoi il s’agissait. Le cadran était en cristal entouré de perles et de diamants ; de diamants aussi étaient les aiguilles ; et le balancier d’or, suspendu entre deux colonnettes de quartz rose, se reflétait dans un socle de cristal de roche. 


          Kenizé Mourad, De la part de la princesse morte (p 230, 231)