samedi 27 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 19 )




   C’est dans le fameux salon aux miroirs que, chaque après-midi, Hazrat Mahal reçoit le rajah Jai Lal venu lui rendre compte de la situation militaire, ce salon où, voici un peu plus d’un an, s’était tenue l’entrevue dramatique entre la Rajmata, Malika Kishwar, et Sir James Outram, le Résident…
 Tout a changé si vite… Ai-je aussi tellement changé ? On me regarde différemment, avec plus de déférence bien sûr mais avec crainte également… Même Mammo ne s’exprime plus ouvertement qu’autrefois… Seul Jai Lal a gardé son franc-parler et ne se prive pas de me critiquer. Cela me fâche, mais en même temps je lui en sais gré, le pouvoir isole tellement, lui au moins ne se cache pas les difficiles réalités…
  
   Mais tout autant que de l’entretenir des vrais problèmes, ce que le jeune femme apprécie chez le rajah c’est qu’il la traite en être humain et non comme une souveraine toute-puissante. Au cours de leurs entrevues  quotidienne s’est développée une confiance mutuelle. Avec lui, elle se sent libre d’exprimer ses doutes, ses inquiétudes, elle ose le questionner sur ce qu’elle ignore ou ne comprend pas, elle sait que jamais il n’essaiera d’en tirer parti contre elle. Contrairement à la plupart des courtisans qui ont accepté de mauvais gré cette femme « venue de rien » et qui, perfidement, guettent ses maladresses et ses erreurs, Jai Lal a compris que, comme lui, la Rajmata est résolue à se battre pour l’indépendance et que ni promesses ni menaces ne l’en détourneront. Son rejet de l’occupant ne répond pas à une envie de le remplacer afin de profiter des avantages qu’apporte le pouvoir, c’est une rage contre l’injustice qui écrase et humilie. D’où vient-elle sa conviction et son courage, qualités rares dans la haute société lucknowi qui aurait plutôt tendance à les tourner en dérision ? Serait-ce parce qu’elle est « venue de rien » et que, contrairement à nombre de parvenus, elle n’a pas oublié la souffrance de ceux qui se sentent méprisés ? Venue de rien, comme lui dont le père, petit propriétaire, fut anobli pour avoir lors d’une chasse sauvé la vie du roi ?
    Ensemble, ils parlent de tout, un seul sujet est tabou : Mammao Khan.
   A la surprise générale Hazrat Mahal a tenu de nommer l’eunuque chef du Diwan khana, la maison royale, avec rang de ministre de la Cour. Formellement cela ne lui donne pas autorité sur les autres ministres mais du fait de sa constante proximité avec la régente, cela lui permet un contrôle de tout et de tous, excédant de loin son titre et ses capacités. […]
      Lorsque Jai Lal a voulu mettre en garde la Rajmata contre le fait d’élever Mammo à de si hautes fonctions, quand il a évoqué la fureur des grands féodaux de se voir rudoyer et insulter par un ancien esclave, elle l’a sèchement remise à sa place.
   «  Cessez de  le critiquer. Il me sert fidèlement depuis onze ans, personne ne m’a jamais été aussi dévoué.
-          Ne vous faites d’illusions, Houzour, ce genre d’homme n’est dévoué qu’à lui-même. Lorsque ses intérêts diffèreront des vôtres, il n’hésitera pas à vous trahir. »
   Hazrat Mahal a blêmi.
   «  Si vous voulez que nous restions en bons termes, je vous prie de ne plus évoquer ce sujet. »
   De rage, Jai Lal est tenté de lui ouvrir les yeux en lui rapportant ce que l’on raconte d’eux, mais c’est impossible, jamais il ne se permettrait de l’insulter ainsi. Il serre les poings et lance :
   «  je pensais que vous m’appréciiez pour ma franchise. Si vous avez besoin d’un courtisan qui fasse écho à chacun de vos propos et approuve vos fantaisie, vous devriez chercher ailleurs. »
   Et la saluant très bas, il est sorti.
   Pendant quelques jours le rajah n’a pas reparu, il se contente d’envoyer son aide de camp informer la régente des affaires courantes. Mais très vite, Hazrat Mahal doit s’avouer que leur conversations lui manquent, et surtout qu’elle a besoin de ses conseils : elle a d’importantes décisions à prendre et doute de la clairvoyance des ses ministres. Faisant taire son orgueil, elle va se résoudre à prier le rajah de revenir auprès d’elle.

                Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 252,253,254,255 )


vendredi 26 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 19 )



    En cet après-midi du 7 juillet, les représentants des taluqdars et des rajahs, le haut commandement militaire ainsi que le gouvernement au grand militaire ainsi que le gouvernement au grand complet, sont réunis dans le palais de Chaulakhi, à proximité de Kaisarbagh, où la régente a choisi de s’installer avec son fils.
   On attend la nouvelle régente avec scepticisme et un certain agacement, le rajah Jai Lal ayant fait savoir que celle-ci tenait à participer à chacune des décisions concernant la lutte contre l’occupant et l’administration du pays. Mais il a jugé préférable de ne pas rapporter ses paroles exactes : «  Si ces honorables saheban s’imaginent que je serai une marionnette se contentant d’enregistrer leurs décisions, ils se trompent, lui avait-elle déclaré. Depuis longtemps j’observe la gestion du royaume, j’en ai constaté les nombreuses erreurs, et non du seul fait des Britanniques ! Nos propres conseiller font trop souvent passer leurs intérêts avant ceux du pays, je n’aurais aucune indulgence. »
   A 16 heures précises, la Rajmata est entrée, précédée de ses gardes turques dans leur uniforme vert foncé. Somptueusement vêtue d’une garara tissée d’or et rehaussée de perles, elle avance lentement, non plus enveloppée de ses voiles, comme au jour du couronnement où elle s’était montrée au peuple rassemblé, mais le visage découvert, une légère gaze dissimulant ses cheveux ramenés en torsade. Elle entend aussi signifier que ce n’est pas la femme qui préside ces séances de travail mais la régente,  chef du gouvernement, et que le purdah n’a  donc pas lieu d’être.
   Les hommes réunis ne s’y trompent pas qui, au début choqué mais surtout troublés par sa beauté, n’osent lever les yeux sur elle. Pourtant à ses questions précises sur tel ou tel point de l’ordre du jour, il faut bien qu’ils répondent, et peu à peu ils vont se ressaisir.


               Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent  ( p 243, 244, 245 )

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 18 )




   Le défilé a pris fin. Imposant le silence d’un geste, le rajah de Mahmoudabad prend la parole :
   « Etant donné l’extrême jeunesse de notre roi, sa mère, la très noble bégum Hazrat Mahal, est selon la coutume, nommée régente jusqu’à la majorité de son fils. Elle sera conseillée par moi-même, en tant que porte-parole des taluqdars, par le rajah Jai Lal Singh, représentant l’armée et, bien sûr, par ses ministres. Je vous demande de lui prêter allégeance.
-          Permettez, Rajah sahab ! »
   La bégum s’est avancée tandis que, surpris par cette intervention peu protocolaire, le rajah s’efface.
   Majestueuse dans sa garara de brocart, Hazrat Mahal, désormais reine mère, parcourt l’assistance d’un regard impérieux, elle prend son temps, ce qu’elle va leur dire requiert toute leur attention.
   « Altesses, saheban, la situation dramatique de notre pays nous a persuadés, mon fils et moi, d’accepter la lourde responsabilité du pouvoir. En ces temps troublés cela implique de mettre notre vie en jeu. Nous avons pris ce risque car nous sommes conscients que le combat pour l’indépendance a besoin d’un symbole incontestable autour duquel s’unir, et que ce ne peut être que le fils de notre bien-aimé souverain, Wajid Ali Shah.
   «  Mais si nous nous engageons, nous vous demandons à vous aussi de vous engager. Si je n’ai pas cette assurance, si je dois craindre que les revers ne vous fassent abandonner la lutte, je ne risquerai pas la vie de mon fils unique. Aussi, je demande à chacun d’entre vous de venir prêter serment, soit sur le saint Coran, soit sur cette jarre contenant l’eau sacrée du Gange, de combattre fidèlement et sans répit jusqu’à ce que nous ayons chassé les Britanniques.

   Quelle femme !
   Abasourdi le rajah Jai Lal la contemple, jamais il ne  se serait attendu un tel discours, lui qui pensait la reconnaître !
   N’importe quelle autre eût été trop heureuse de devenir régente pour songer à poser ses conditions. Mais elle a raison, elle connaît la versatilité des taluqdars.
   Cependant, autour de lui  les murmures enflent : «  Comment ose-t-elle nous parler ainsi ? Pour qui se  prend- elle ? Après tout ce n’est qu’une ancienne danseuse, elle n’a rien à exiger. Si elle n’est pas contente nous nous passerons d’elle ! »
   Jai Lal sent le danger ; si l’ont n’intervient pas immédiatement, la situation risque de dégénérer. Or sans l’autorité d’un roi, il sera impossible de contenir l’armée et d’unir les taluqdars, les Anglais auront tôt fait de reprendre le pouvoir et leur vengeance sera terrible.
   Un regard échangé avec le rajah de Mahmoudabad, celui-ci va tenter de calmer les esprits :
   « Nous devrions être offensés par vos paroles, Houzour, déclare-t-il d’un ton sévère, mais comprenons qu’elles sont dictées par l’amour maternel et la crainte du danger auquel vous exposez votre fils Nos mères auraient sans doute agi de même. Aussi je pense exprimer le sentiment général en ne vous en tenant pas rigueur. La générosité des taluqdars ne sera pas prise en défaut : si la seule façon de rassurer votre faiblesse est d’accéder à votre surprenante requête, je pense que nous pouvons vous accorder cette faveur.
   Et, sans laisser à la bégum le loisir de réagir, il s’approche du Coran et lève la main pour prêter serment, suivi immédiatement par Jai Lal qui se dirige vers la jarre contenant l’eau du Gange, puis, après quelques hésitations, par  tous les rajahs et nawabs qui, les uns et les autres, viennent prêter serment sur leur symbole sacré.

                   Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent   ( P 238, 239, 240 )


jeudi 25 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 18 )




   Le soleil couchant baigne de ses reflets pourprés le grand salon du zénana où les deux rajahs sont revenus s’acquérir du verdict. […]
   Enfin, derrière le rideau une voix autoritaire se fait entendre. C’est la bégum Shanaz qui en tant qu’aînée, a le privilège d’annoncer la décision.
   « Voici, Rajahs saheban *, le résultat de notre consultation : à l’humanité, nous avons choisi pour futur roi le prince Nausherwen Qadar, fils de la bégum Khas Mahal. »
   A la déception qu’il ressent, Jai Lal s’aperçoit a toujours espéré que l’élue serait la bégum Hazrat Mahal, cette femme qui l’a tant impressionné par son énergie et son intelligence. Mais les dés ont sont joués, il ne peut intervenir. En revanche, il veut des assurances :
   «  Nous vous remercions, Altesses. Maintenant, si vous le permettez, nous voudrions nous entretenir directement avec la future régente, déclare-t-il.
   -Elle est très émue, laissez lui un peu de temps, s’interpose la bégum Nashid, qui tente de réconforter Khas Mahal en larmes.
   - Pardonnez-nous, honorables bégums, mais nous n’avons plus le loisir de ces délicatesses. La guerre est à nos portes et pour combattre nous devons au plus vite rétablir l’ordre dans les rangs des cipayes. »
[…]
   La réponse lui sera vite donnée. De derrière le rideau s’élève une voix tremblante :
   «  Je suis prête, je ferai de mon mieux, je suivrai tous vos conseils, rajahs saheban. Mais il faut que vous m’assuriez, sur l’honneur, que la vie de mon fils ne sera pas mise en danger. »
   Devançant la réaction exaspérée de son ami, Mahmoudabad explique une nouvelle fois, patiemment :
   «  Vous devez comprendre, Housour, qu’en temps de guerre toutes les vies sont en danger, celle de votre fils comme la vôtre ou les nôtres. […]
   Un long silence, puis la  petite voix reprend, cette fois plus ferme :
   «  En ce cas, je dois refuser. Ma vie est sans importance mais je ne me reconnais pas le droit de faire courir un tel risque au prince. 
   -Moi je suis prête à accepter ! »
   La phrase a sonné, claire, au milieu d’un silence stupéfait.
   « Et mon fils le prince Birjis Qadar est prêt, lui aussi à servir son pays. »
   Autour d’Hazrat Mahal s’élèvent des murmures désapprobateurs : qu’est ce qu’elle raconte ? Comment un enfant pourrait-il comprendre ?
   « Il est jeune mais j’ai veillé à ce qu’il soit éduqué dans la conscience de ses devoirs envers son peuple, et non, comme d’autres princes, avec la seule idée des droits et privilèges attachés à sa naissance. »
   Passant outre les protestations indignées de ses compagnes, elle continue d’un ton vibrant :
   «  Comme vous, Rajahs saheban, je suis convaincue que la seule solution est de nous battre. Nous avons trop longtemps baissé la tête en espérant que notre bonne conduite convaincrait nos maîtres. Mais l’expérience  nous a prouvé que plaider et expliquer sont inutiles, ceux qui détiennent le pouvoir n’entendent que ce qu’il leur plait d’entendre. Aucune concession, aucune négociation ne nous rendra notre pays Les Britanniques invoquent la morale et jurent qu’ils n’ambitionnent que de rétablir la justice mise à mal par un incapable, nous savons bien qu’ils se moquent de la justice et ne veulent que s’approprier nos richesses. Ils resteront tant que le combat du peuple ne les oblige pas à partir.
   « Avec vos conseils, Rajahs saheban, ce combat, mon fils et moi-même sommes prêts à le mener. »

            Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 232,233,234,235 )

Saheban* : messieurs, pluriels de sahab


Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 2 du chapitre 17 )



   Mon fils, roi ?
   L’ambition caressée en secret depuis onze ans pourrait-elle se réaliser ? Hazrat Mahal frisonne sans bien savoir si c’est d’excitation ou de crainte. […]
   Autour d’elle les femmes discutent. Les arguments de Rajah ont eu raison de leurs hésitations et à présent elles s’emploient à convaincre la jolie Khas Mahal de la chance et de l’honneur qui lui sont dévolus. Car pour elles, il n’y a aucun doute, s’il faut désigner un successeur au malheureux Wajid Ali Shah, ce ne peut être que son fils aîné, même si… Même si Nausherwan Qadar  est un adolescent instable que son propre père avait jugé inapte à régner. Dans les circonstances actuelles il ne sera qu’un symbole, les décisions seront prises par la régente, conseillée par l’assemblée des taluqdars. Pourtant, à leur grande surprise, la mère du prince résiste. Elle, toujours douce au point qu’on l’imaginait passive et malléable, refuse obstinément une responsabilité qu’elle se sent incapable d’assumer. Elle n’est pas une femme de pouvoir, elle n’a jamais vécu que pour l’amour de son mari et de son fils et, alors qu’elle pleure toujours l’époux retenu captif, on lui demanderait de mettre en danger ce qui lui reste de plus précieux, son Nausherwen adoré ? Plus ses compagne insistent, plus elle leur oppose un silence buté.
   Ulcérées, les bégums, changent de tactiques, décident de lui faire honte : ce fils qu’elle dit aimer, est-elle égoïste au point de lui dénier cette chance inespérée d’accéder au trône ? Le risque ? Il est infime. Les temps sont troublés certes, mais ville après ville tout le pays se soulève contre l’occupant. Les Britanniques sont peu nombreux, sans leurs cipayes, ils ne pourront tenir longtemps, et lorsque, enfin, ils quittent Awadh toute la gloire et la victoire reviendra au jeune roi. Etourdie par ces arguments auxquels elle ne sait rien opposer, la pauvre Khas Mahal finit par céder.


               Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 229,230,231)



Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 1 du chapitre 17 )



   De tous les districts d’Awadh des groupes de rebelles rejoignent la ville de Nawabganj, à vingt miles de Lucknow. Ce sont en majorité des cipayes venant de garnisons révoltées mais aussi quelques taluqdars qui, à la tête de leurs troupes, ont décidé de combattre l’occupant.  Qu’ont-il à perdre ? Les nouvelles lois anglaises les ont dépossédés de leurs terres, et surtout de leur statut en détruisant le complexe système de loyauté qui, depuis des siècles les liait à leurs paysans. Ils n’ont qu’un but : chasser ces bandits qui, sous couvert de grands principes moraux, leur ont volé leur pays et les ont déshonorés.
   Rassemblés à Nawabganj en cette fin de mois de juin, ils vont se retrouver à plus de sept mille hommes, dont un régiment de cavalerie et deux régiments de la police militaire. A leur tête, le rajah de Mahmoudbad et le rajah Jai Lal Singh. Les deux hommes s’estiment et sont amis depuis longtemps. […]
   « Il nous faut prendre des mesures au plus vite sinon la ville va sombrer dans l’anarchie et nous ne pourrons plus nous contrôler. »
   Le rajah Jai Lal a réuni les chefs militaires et les taluqdars qui ont participé à la bataille de Chinhut. Tous sont conscients du danger, mais après des heures de discussion, ils ne sont toujours pas arrivés à s’accorder sur une solution.
   «  Nous n’allons quand même pas tirer sur les soldats pour les forcer à obéir ! Cela déclencherait une guerre civile ! proteste un des Rjahs.
-          Vous qui parlez si bien, quelle solution proposez-vous ? »
   Le jeune rajah de Salimpour n’a jamais eu  de grande sympathie pour Jai Lal, ce nouvel aristocrate dont le franc-parler est une insulte aux manières délicates dont s’enorgueillit  la société de Lucknow.  
   «  Il nous faut d’urgence établir une autorité incontestable, qui s’impose à tous.
-          Et comment ? Notre souverain est prisonnier à des centaines de miles d’ici, et nous avons aboli le pouvoir britannique qui l’avait remplacé. Alors une assemblée de taluqdars ? »
   Jai Lal hausse les épaules.
   «  Vous savez très bien que jamais les taluqdars ne parviendraient à s’entendre ! La seule autorité incontestable serait un membre de la famille royale, comme me l’ont confirmé mes discussions avec  derniers jours avec les représentants des cipayes.  La cavalerie est en faveur du frère du roi, le prince Suleyman Qadar, mais l’infanterie, qui est dix fois plus nombreuse et en majorité hindoue, insiste pour que le trône revienne à un fils de wajid Ali Shah. Les aînés sont à Calcutta avec leur père, mais deux sont encore ici.
-          Quel âge ont-ils ?
-          Le premier a seize ans, le second onze.
-          Des enfants ?
-          Aucune importance, ils ne seront qu’un symbole. Les décisions seront prises par les délégués des taluqdars et de l’armée.
-          Vous oubliez les bégums ! intervient malicieusement le vieux rajah de Tilpour, certaines sont de jeunes femmes. Et comme officiellement la mère d’un jeune roi est régente jusqu’à sa majorité, si celle-ci se mêle de vouloir gouverner, nous risquons d’avoir des problèmes.
-          Nous saurons leur faire entendre raison, coupe Jai Lal, l’urgence actuelle est de trouver le meilleur candidat. En tant que chef de l’armée, je propose qu’avec un délégué des taluqdars nous allions dès demain rencontrer les bégums.
                                                                              ***
    C’est Mammo Khan qui a été chargé d’annoncer la visite au Zénana. Contacté par le rajah Jai Lal, il a bien tenté d’insinuer qu’il était superflu de consulter les autres épouses, que le fils de Hazrat Mahal, le prince Brijis Qadar, était de loin le meilleur choix, mais il s’est fait vertement rabrouer.
   « Qui es-tu pour te permettre de te mêler des affaires de l’Etat ? C’est à l’armée et aux taluqdars de décider, non aux eunuques ! »
   Au regard de haine que lui lance Mammo, le rajah Jai Lal comprend qu’il est allé trop loin, mais au moins a-t-il été clair : ce Mammo et ses semblables doivent comprendre que les temps ont changé et que le règne des intrigues de palais qui, trop souvent, tenaient lieu de politique, est révolu.
    […]
   On entend des bruits de pas dans le vestibule. Accompagnés par les gardes turcs, les deux rajah sont apparus.  Le contraste est  frappant entre le rude militaire aux traits burinés et son compagnon au teint clair, tout en délicatesse. Mais lorsqu’il s’agit d’affaire importantes, ils ne pourraient mieux se compléter.
   Après les multiples salutations et compliments d’usage, le rajah de Mahmoudabad, choisissant avec soin ses termes, expose l’objet de leur visite. Mais, à peine a –t-il commencé, que furent des exclamations scandalisées :
   « Notre bien-aimé souverain est toujours vivant, comment osez-vous songer à le remplacer !
-          Ce serait une trahison inexcusable !
-          Jamais nous n’accepterons une telle vilenie ! »
   Derrière la tenture les femmes s’insurgent, choquées. […]
   Calmement, le rajah de Mahmoudabad laisse passer l’avalanche d’indignation, jusqu’à ce que les bégums soient de nouveau prêtes à l’écouter.
   Il évoque l’indiscipline qui gagne les rangs des cipayes et la difficulté de les contrôler. […]
-          Considérez en outre, honorables bégums, qu’avec le rétablissement d’un roi, la cour retrouvera sa place et vous-mêmes votre rang,  alors qu’actuellement ces palais ne sont que désolations. »
   Ce dernier argument habilement avancé par le rajah de Mahmoudabad va faire pencher la balance. Retrouver un peu de la vie d’autrefois, aucune n’osait plus l’espérer. Mais l’enthousiasme retombe considérablement lorsque le rajah Jai Lal rappelle que les temps à venir ne seront pas des temps de fête mais de guerre, une guerre sans merci contre l’occupant.
   «  C’est pourquoi je vois demande de vous consulter sérieusement avant de désigner le roi. En gardant à l’esprit que, les deux princes étant encore très jeunes, c’est leur mère qui exercera la régence. C’est un honneur certes, mais surtout une tâche ardue et, dans les circonstances actuelles, particulièrement dangereuse : la moindre erreur peut être fatale. Bien sûr nous serons là pour conseiller la régente et orienter ses décisions, mais la responsabilité finale reposera sur ses épaules et celles de son fils.
   «  Et maintenant, honorées bégums, permettez-nous de nous retirer pour vous laisser le temps de délibérer. Mais n’oubliez pas, le temps presse, nous reviendrons ce soir. »


Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 219,220,221,222,223,224,225,226,227,228,229)

                                                                                      (  A suivre... )



mercredi 3 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 3 du chapitre 8 )



   Des palanquins attendent devant le lourd portail de zénana. Dissimulée sous ses voiles, Hazrat Mahal y prend place, accompagnée de son fils Birjis, ravi de l’aventure, et de quelques servantes. Mammoo la suit avec une vingtaine d’hommes robustes chargés de ses malles.
   A travers les rideaux légèrement écartés, elle regarde, nostalgique, s’éloigner le palais à la coupole d’or où elle a vécu ces douze dernières années, ce lieu où elle fut une favorite comblée et où des fêtes somptueuses avaient accueilli la naissance de son fils, là où elle avait connu un an de bonheur et de gloire, puis onze années de quasi-oubli, sort commune à toutes les belles prisonnières des harems. Encore ne peut-elle se plaindre, son don pour la poésie lui ayant conservé jusqu’à la fin l’attention du souverain.
   Arrivée au palais de Kaisarbagh, elle va traverser une suite de vestibules, de terrasses et de cours intérieures, explorer une multitude  de chambres vides, elle est seule, elle prend tout son temps. Son choix se porte finalement sur une dizaine de pièces spacieuses et claires donnant sur une véranda garnie de bougainvilliers.  Mammoo et les servantes vont s’affairer à les rendre aussi confortables que possible, réquisitionnant çà et là coffres, divans, tentures et tapis.
   A peine a-t-elle achevé de s’installer qu’en fin d’après-midi arrivent ses malheureuses compagnes, décoiffées et les vêtements en désordre. A travers leurs récits entrecoupés de sanglots et d’imprécations elle comprend qu’à l’heure dite, sans leur faire grâce d’une minute, les soldats les ont saisies et, malgré leurs cris, les ont fait sortir de force devant la population effarée. Puis ils ont jeté pêle-mêle leurs effets dans la rue, volant des bijoux au passage.
   Ces violences gratuites infligées aux épouses royales suscitent une telle indignation que le bruit en parvient jusqu’au nouveau gouverneur général à Calcutta.
[…]
   Désormais, au palais de Kaisarbagh les journées s’écoulent mornes et sans plus d’espoir. Hazrat Mahal a cessé de rédiger ses comptes rendus au roi, elle est maintenant persuadée qu’il ne les reçoit pas ou s’il les reçoit, qu’il ne les lit pas, trop occupé de recréer dans sa nouvelle demeure les fastes de la vie d’antan. Insensiblement, elle sombre dans la mélancolie malgré les efforts de Mammoo pour la distraire.
   Elle qui aimait tant composer des poèmes n‘en a même plus envie. Elle écrivait pour apporter aux autres de la beauté et du rêve, pour transmettre des idées, des sentiments, des parcelles de vie, petits cailloux sur le chemin d’une sérénité qu’elle cherchait et voulait faire partager.  Elle n’écrit pas pour exhiber sa peine et répugne au narcissisme maladif qui juge ses miasmes si dignes d’intérêt qu’il veut en faire profiter la terre entière. Quoi de plus beau que le malheur ? Chacun en fait la quotidienne expérience, on «  tombe dans le malheur ». Le bonheur, en revanche est un art, de tout temps livres et écoles de philosophie ont essayé d’en indiquer les divers chemins. C’est dans cette  voie qu’elle s’inscrit.
   Pourtant les épreuves de sa jeunesse lui ont appris que le malheur peut être un cadeau si on sait le considérer non comme un état mais comme une étape nécessaire pour se comprendre et comprendre le monde, se dépasser et ainsi arriver peu à peu à la sérénité. Pour elle, cette transformation passe par l’écriture. Elle voit l’écrivain comme un alchimiste dont toute l’existence est une tentative de changer les ténèbres en lumière, un grand œuvre qui exige d’y consacrer ses nerfs et son sang.
   Mais elle n’est pas encore prête à cela, elle a trop besoin d’action, l’écriture est pour elle un temps de réflexion indispensable mais qui ne comble pas sa soif de vivre


             Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (108, 109, 110, 111 )

Dans la ville d’or et d’argent (Extrait 2 du chapitre 8)



   Le 12 novembre au petit matin, les habitants du palais sont réveillées par des vociférations et des cliquetis d’armes. Un bataillon de soldats mené par un officier britannique essaie de pénétrer à Chattar Manzil. Les gardes qui tentent de résister sont rapidement neutralisés et les eunuques bousculés sans ménagement.
   «  Ordre de Son Excellence le haut-commissaire, clame l’officier, un grand gaillard sanglé dans son uniforme rouge. L’avis de l’évacuation a été envoyé voici un mois. Dans sa grande indulgence et par considération pour les dames de l’ex-maison royale, Son Excellence leur  a accordé un délai de grâce. Le délai a expiré. Ces dames sont priées de rassembler leurs affaires et de quitter le palais dans l’heure. »
   Derrière les lourdes tentures du zénana, c’est l’affolement. On entend des cris, des gémissements, des protestations outragées : «  Quitter le palais ? C’est impossible ! Et pour aller où ? »
   « Vous avez eu un mois pour vous préparer, maintenant vous avez une heure mesdames, pas une minutes de plus. »
   A l’intérieur du zénana le désordre est à son comble. A peine réveillées, les femmes ont l’impression de se débattre en plein cauchemar. Elles ne peuvent croire à leur malheur. C’est vrai, il y a eu cet ultimatum mais elles ne l’ont pas pris au sérieux, persuadées que l’intervention de Wajid Ali Shah allait tout régler. Et maintenant ces monstres… Paniquées, elles courent d’une pièce à l’autre, pleurant houspillant les eunuques et les servantes : que faire ? Qu’emporter ? En hâte, on jette dans des sacs de fortune les  lourdes parures de rubis, de diamants et d’émeraudes ; mais parmi les dupattas rehaussées de perles, les gararas brodés d’or, les nécessaires de toilettes en écaille ou en ivoire, la vaisselle de vermeil, les miroirs d’argent, cette multitudes d’objets précieux indisponsables, lesquels prendre, lesquels  laisser ? Un choix cruel, impossible… Ce luxe, ce raffinement, c’est toute leur vie, leur vie qu’en cet instant ces brigands leur demandent d’abandonner ! […]
   Tandis qu’un temps précieux se perd en vaines discussions, Hazrat Mahal, secondée par Mammoo, a fait ranger ses bijoux, ses plus beaux vêtements ainsi que ses livres et ses manuscrits dans  des malles veillées par ses serviteurs. Un eunuque envoyé s’acquérir de leur nouvelle destination rapporte que les épouses royales, leurs enfants et leurs suite doivent s’installer dans l’aile sud de Kaisarbagh.
   Revenue chez ses compagnes, Hazrat Mahal les presse :
   « Il ne reste que dix minutes, je crois que vous devriez vous hâter.
-          Si vous voulez obéir aux Angrez, grand bien vous fasse ! Nous, nous avons décidé de rester, lui répond avec hauteur la bégum Shahnaz.
-          Voyons, soyez réalistes ; ils ne vous le permettront pas !
-          Nous ne sommes pas des lâches, nous nous battrons ! »
   Excédée, Hazrat Mahal se garde d’insister, elle ne comprend pas cette attitude puérile, après tout leur sort pourrait être pire, les palais de Kaisarbagh sont parmi les plus beaux de Lucknow et leurs parcs les plus vastes et les plus fleuries.


                          Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (P 106,107, 108)

                                                                                                                                   ( A suivre...)

mardi 2 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent (Extrait 1 du chapitre 8)


   
   Sur les ordres du nouveau haut- commissaire, les plus beaux palais de Lucknow sont progressivement saisis par les Britanniques. Et tous les prétextes sont bons. En ce début de septembre 1856 la rumeur selon laquelle Qadir Ali Shah, un maulvi, commandant une troupe de douze mille fidèles, préparait un soulèvement et qu’une partie de la famille royale serait impliquée, va déclencher une série de confiscations.  […]
   «  Mesdames ! Une lettre de sa Majesté. »
   Une lettre de Djan-e- Alam ! Les femmes se sont figées. Enfin ! Depuis huit mois qu’il est parti, elles n’ont pas reçu le moindre message, elles ont juste appris par la rumeur qu’après six semaines de voyage, il avait atteint Calcutta où il s’était arrêté quelques temps pour ce reposer des fatigues de la route et préparer son départ pour la lointaine Angleterre.
   Avec un mélange d’appréhension de d’espoir, elles regardent l’étui qui protège le précieux parchemin. Annonce-t-il le succès de sa mission ?
   La première, Hazrat Mahal reprend ses esprits. 
   « Le messager vient-il directement d’Angleterre ? »
-          Non, Houzour. Il arrive de Calcutta. »
-             De Calcutta !  Les femmes se récrient : pourquoi un tel détour ? […] Vite, brisons le seau et voyons ce que nous dit notre roi bien- aimé.
   C’est à une cousine du roi, la bégum Shahnaz, la plus âgée d’entre elles, que revient l’honneur de lire à haute voix l’auguste message.

   «  A mes épouses et parentes respectées et si chères à mon cœur.
   Depuis le jour fatidique où je vous ai quittées et où j’ai dû abandonner ma ville adorée, pas un jour ne se passe sans que les larmes ne m’étreignent à la pensée de tout ce que j’ai perdu. Le voyage fut très dur, je suis tombé malade et nous avons été contraints de faire une longue halte à Bénarès où le maharajah m’a accueilli come un frère. Maintenant que je suis à Calcutta je vais mieux malgré l’humidité détestable. Mais en arrivant, j’étais si épuisé que je ne me suis pas senti capable d’affronter la longue traversée des mers. J’ai donc décidé d’envoyer à ma place la Rajmata afin qu’elle plaide ma cause auprès de la reine Victoria. Vous connaissiez toute l’intelligence et la ténacité de la reine ma mère, je suis convaincu que je pourrais avoir de meilleur ambassadeur. Mon frère et mon fils aîné l’accompagnent, ainsi que quelques-uns de mes ministres et surtout la major Bird, un soutien inestimable qui pourra témoigner de se qui s’est réellement  passé. En tout cent quarante personnes ont embarqué le 18 juin et sont arrivées sans encombre à Southampton le 20 août. […] Pour passer le temps, j’ai entrepris de monter un nouveau spectacle mais mes fées me manquent, celles de Calcutta ne peuvent se comparer aux beautés de Lucknow !
 Et vous, mes chères épouses, me manquez plus que tout.
J’espère que bientôt un sort plus favorable nous réunira.
En pleurant d’être séparé de vous, je baise vos belles mains. »

  Un sourire amer aux lèvres, Hazrat Mahal songe à ce roi qu’elle a si longtemps admiré.
    
… Il ne parle que de lui, de ses regrets, de sa tristesse, pas un mot pour s’inquiéter de notre sort, à nous qui depuis son départ sommes seules face à l’arbitraire de l’occupant !...et pas même une allusion aux messages que je lui envoie. Les reçoit-il ? […]

  Ses compagnes, quant à elles, ne se tiennent pas de joie.
   «  Cette lettre est un signe du ciel, commente la bégum Shahnaz, elle nous indique la voie : nous allons écrire au roi pour lui décrire notre situation et le prier de rappeler au gouverneur général ses promesses.
   Soulagées, les femmes approuvent. Si Djan-e-Alam intervient, elles sont sauvées ! Hazrat Mahal ne partage pas leur confiance mais elle se garde d’émettre  le moindre commentaire.
  
                 Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p100, 101, 102, 103, 104, 105)

                                                                                                                                           (A suivre...)