samedi 27 juin 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 19 )




   C’est dans le fameux salon aux miroirs que, chaque après-midi, Hazrat Mahal reçoit le rajah Jai Lal venu lui rendre compte de la situation militaire, ce salon où, voici un peu plus d’un an, s’était tenue l’entrevue dramatique entre la Rajmata, Malika Kishwar, et Sir James Outram, le Résident…
 Tout a changé si vite… Ai-je aussi tellement changé ? On me regarde différemment, avec plus de déférence bien sûr mais avec crainte également… Même Mammo ne s’exprime plus ouvertement qu’autrefois… Seul Jai Lal a gardé son franc-parler et ne se prive pas de me critiquer. Cela me fâche, mais en même temps je lui en sais gré, le pouvoir isole tellement, lui au moins ne se cache pas les difficiles réalités…
  
   Mais tout autant que de l’entretenir des vrais problèmes, ce que le jeune femme apprécie chez le rajah c’est qu’il la traite en être humain et non comme une souveraine toute-puissante. Au cours de leurs entrevues  quotidienne s’est développée une confiance mutuelle. Avec lui, elle se sent libre d’exprimer ses doutes, ses inquiétudes, elle ose le questionner sur ce qu’elle ignore ou ne comprend pas, elle sait que jamais il n’essaiera d’en tirer parti contre elle. Contrairement à la plupart des courtisans qui ont accepté de mauvais gré cette femme « venue de rien » et qui, perfidement, guettent ses maladresses et ses erreurs, Jai Lal a compris que, comme lui, la Rajmata est résolue à se battre pour l’indépendance et que ni promesses ni menaces ne l’en détourneront. Son rejet de l’occupant ne répond pas à une envie de le remplacer afin de profiter des avantages qu’apporte le pouvoir, c’est une rage contre l’injustice qui écrase et humilie. D’où vient-elle sa conviction et son courage, qualités rares dans la haute société lucknowi qui aurait plutôt tendance à les tourner en dérision ? Serait-ce parce qu’elle est « venue de rien » et que, contrairement à nombre de parvenus, elle n’a pas oublié la souffrance de ceux qui se sentent méprisés ? Venue de rien, comme lui dont le père, petit propriétaire, fut anobli pour avoir lors d’une chasse sauvé la vie du roi ?
    Ensemble, ils parlent de tout, un seul sujet est tabou : Mammao Khan.
   A la surprise générale Hazrat Mahal a tenu de nommer l’eunuque chef du Diwan khana, la maison royale, avec rang de ministre de la Cour. Formellement cela ne lui donne pas autorité sur les autres ministres mais du fait de sa constante proximité avec la régente, cela lui permet un contrôle de tout et de tous, excédant de loin son titre et ses capacités. […]
      Lorsque Jai Lal a voulu mettre en garde la Rajmata contre le fait d’élever Mammo à de si hautes fonctions, quand il a évoqué la fureur des grands féodaux de se voir rudoyer et insulter par un ancien esclave, elle l’a sèchement remise à sa place.
   «  Cessez de  le critiquer. Il me sert fidèlement depuis onze ans, personne ne m’a jamais été aussi dévoué.
-          Ne vous faites d’illusions, Houzour, ce genre d’homme n’est dévoué qu’à lui-même. Lorsque ses intérêts diffèreront des vôtres, il n’hésitera pas à vous trahir. »
   Hazrat Mahal a blêmi.
   «  Si vous voulez que nous restions en bons termes, je vous prie de ne plus évoquer ce sujet. »
   De rage, Jai Lal est tenté de lui ouvrir les yeux en lui rapportant ce que l’on raconte d’eux, mais c’est impossible, jamais il ne se permettrait de l’insulter ainsi. Il serre les poings et lance :
   «  je pensais que vous m’appréciiez pour ma franchise. Si vous avez besoin d’un courtisan qui fasse écho à chacun de vos propos et approuve vos fantaisie, vous devriez chercher ailleurs. »
   Et la saluant très bas, il est sorti.
   Pendant quelques jours le rajah n’a pas reparu, il se contente d’envoyer son aide de camp informer la régente des affaires courantes. Mais très vite, Hazrat Mahal doit s’avouer que leur conversations lui manquent, et surtout qu’elle a besoin de ses conseils : elle a d’importantes décisions à prendre et doute de la clairvoyance des ses ministres. Faisant taire son orgueil, elle va se résoudre à prier le rajah de revenir auprès d’elle.

                Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 252,253,254,255 )


2 commentaires:

  1. Parfois, il faut faire taire son orgueil et mêmes ses convictions pour avancer dans la vie...
    Trop difficile parfois, je préfère la liberté!

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  2. Ce sont les circonstances de la vie qui imposent des choix...

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