jeudi 30 mai 2013

Le soleil planait comme un oiseau fatigué


   Le soleil planait très bas au-dessus de l’océan comme un oiseau fatigué qui, péniblement, traîne ses ailes d’or ; et les rivages élevés, les hautes masses des arbres, les rochers agrestes vomis par les eaux, les gueules ouvertes des baies, les mâts courbés, les tours des églises et les solitaires menhirs semblaient se pencher vers lui et tendre leurs bras suppliants pour le retenir — mais le soleil pâle, troublé, effaré, s’enfuyait, tombait toujours plus vite, car en haut, par le ciel sombre, couraient les corps monstrueux et gris des nuages ; ils venaient du nord, rampaient menaçants du midi, coulaient en foule innombrable de l’orient, se suivaient pas à pas, s’unissaient en une demi-sphère, en une meute furieuse, affamée.
   Par moments, le jour s’assombrissait, car certains nuages détachés en avant, entremêlés en un vol fou, se précipitaient aveuglément comme des bêtes écumantes dans les abîmes fuligineux du soleil.
   Le jour frémit d’inquiétude ; par le monde passait la frayeur, toutes les voix étaient mortes, toute créature retenait son souffle ; l’océan s’immobilisa ; ce fut le calme de l’attente, le calme de l’effroi ; seules les eaux murmuraient en reculant impuissantes dans les précipices de la crainte et du silence, seuls, les derniers sanglots des dernières lames parmi les rochers armés de crocs noirs, et le clapotis douloureux des longues langues d’écume agrippées aux pierres.
   Soudain le jour s’effrita.
   De tous côtés les nuages atteignirent le soleil et s’effondrant sur lui le mirent en lambeaux flamboyants, le dévorèrent avidement de leurs mâchoires boueuses ; il s’éteignit dans le gouffre de ces gueules immondes.
   Une ombre triste, cendrée, s’épandit sur le jour aveugle.
   Au loin, très loin s’éleva, grave, un sourd grondement.
   Puis un insondable et mortel silence.
   Par le monde quelque chose d’inconcevable s’accomplissait.
   Sur les eaux livides de l’océan s’avançait lourdement l’Inconnu.
   La terre frissonna, les mouettes chassées par la frayeur s’enfuyaient de leurs nids rocheux, les arbres eurent des murmures de crainte.
   Et du village de pêcheurs semé autour de la baie, des ruelles étroites, des maisonnettes en granit, des routes blanches bordées de chênes tordus s’élançaient des femmes vêtues de noir ; les sabots claquetaient sur le granit, les cornettes blanches tremblaient et les rubans flottaient derrière elles.
   Elles allaient vite au bord de l’océan, par deux, par trois, par quatre, comme des lames courtes, écumeuses, avant la tempête ; elles s’arrêtaient immobiles parmi les rochers et leurs yeux inquiets erraient sur les eaux livides, leurs yeux, avec frayeur, fouillaient les ténèbres comme des oiseaux qui tenteraient vainement d’apercevoir la terre.
   Pas une voile ne s’inclinait sur l’onde grise, pas une traînée de fumée ne se dessinait, pas un clapotis ne scintillait dans l’espace.
Et les sabots claquetaient sans cesse. Hors des ruelles étroites, des maisonnettes en granit, des routes blanches, les femmes s’élançaient ; elles allaient par deux, par trois, par quatre ; elles tricotaient des bas et s’avançaient fixant les lointains gris, elles allaient rapides ; les cornettes tremblaient et les rubans blancs flottaient derrière elles.
   Elles grimpaient sur les pentes abruptes, sur les masses élevées de rochers jetés au loin dans la mer par la main des cyclopes, vers la chapelle svelte, poussée entre les hauts blocs de granit étagés, et regardaient le désert de l’océan, écoutant le calme avec crainte.
   Puis elles s’assirent en rang au bord du précipice comme des oiseaux de deuil à têtes blanches ; elles tricotaient des bas, les aiguilles scintillaient entre leurs mains et parfois un murmure s’échappait de leurs lèvres pâlies. Assises immobiles, elles fixaient les flots silencieux, opaques, et leurs âmes glissaient sur les profondeurs de l’horizon, planaient au-dessus des sombres gouffres déserts, fouillaient les eaux livides, appelant de leurs voix muettes et douloureuses.
   Pas une voile n’émergeait des abîmes et le silence ne répondit par aucun clapotis de rames.

   Vers les cœurs en détresse s’avançait lourdement l’Inconnu.

                   Władisław Reymont :  Dans la brume



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