jeudi 28 mai 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( Extrait 3 du chapitre 2 )



   Un jour- Muhammadi venait de fêter ses quatorze ans -, Amman et Imaman annoncèrent à leurs pensionnaires une grande nouvelle : le prince héritier avait besoin de nouvelles « fées » pour son parikhana et demain les meilleures d’entre elles seraient présentées au palais. Sans hésiter, elles en avaient désigné trois : Yasmine, Sakina et Muhammadi, et elles étaient sorties, insensibles aux protestations et aux supplications des autres jeunes filles. […]
  
   … Le lendemain, le jour de mon arrivée au palais… Il y a onze ans… C’était hier…
   Hazrat Mahal se souvient  de sa peur lorsqu’on l’avait fait entrer, avec ses deux compagnes, dans le grand salon du zénana. Il y avait là une centaine de femmes vêtues comme des princesses qui les dévisageaient et en riant échangeaient des commentaires qu’elle devinait peu amènes.
   Debout, elle attendait, les yeux baissés, tandis que le brouhaha et les rires s’amplifiaient, et peu à peu elle sentait la colère monter en elle : jamais elle n’avait supporté d’être humiliée, tant pis si l’on disait qu’elle avait mauvais caractère et ne trouverait jamais de mari ! Son père l’avait élevée ainsi : «  Nous sommes pauvres mais d’ancienne famille, n’oublie jamais cela, et en toutes circonstances garde ta dignité, même si cela doit te coûter cher. Sache que la pire chose est de perdre le respect de soi. » Son père adoré… comme il lui manque, comme elle voudrait être loin d’ici, de ce palais, de ces femmes qu’elle déteste de toutes ses forces !
   «  Silence mesdames ! Ne voyez-vous pas que vous terrorisez ces jeunes filles ? »
   La voix est mélodieuse mais le ton sévère ; surprise, Mahammadi a levé les yeux. Devant elle, un bel homme enveloppé d’un châle de cachemire rebrodé lui sourit. Et elle, bouche bée, oubliant toutes les formules et salutations pourtant maintes fois ressassées, reste là, à le regarder.
   Outrées, Amman et Imaman se sont avancées et, de force, lui ont fait courber la nuque.
   « Veuillez lui pardonner, Altesse, cette fille est pourtant l’une de nos pensionnaires les plus accomplies, votre présence lui aura fait perdre la tête ! »
   Le prince héritier s’est mis à rire. Il a vingt- trois ans et s’il a l’habitude des succès féminins, il sait aussi combien les femmes sont habiles à jouer la comédie de l’amour. Pourtant cette ravissante enfant, si désemparée, si maladroite, à l’évidence ne feint pas et son admiration le flatte. Mais il se reprend vite et, s’adressant aux matrones :
   «  Vos protégées sont charmantes mais voyons si elles sont douées. Pour l’anniversaire du dieu Krishna j’ai imaginé un nouveau spectacle et j’ai besoin de danseuses non seulement belles mais qui aient un vrai sens du rythme, car le khattak (1) ne souffre pas la médiocrité. »
   Il a frappé dans ses mains et aussitôt sur une estrade un petit orchestre de femmes a commencé à jouer.
   Comme dans un rêve, Muhammadi regarde Sakina et Yasmine s’avancer sur la piste et gracieusement évoluer au son d’une musique tour à tour sensuelle et enjouée ; elle voudrait les rejoindre mais ses membres sont de plomb et elle reste plantée là, tandis qu’autour d’elle enflent les murmures indignés.
   Brusquement, le prince fait signe à l’orchestre de s’arrêter et, d’un ton courroucé :
« N’as-tu pas entendu ? Je t’ai demandé de danser ! »
   Les larmes aux yeux, Muhammadi baisse la tête ; depuis des mois elle se prépare à ce moment où sa vie doit se jouer, et voilà qu’elle a tout gâché… « Pourquoi ne danses-tu pas ? s’impatiente le prince.
-          Je ne suis pas danseuse ! »
   Où a-t-elle trouvé le courage de répondre ainsi ? Par la suite, elle s’est souvent posé la question et elle a fini par admettre que c’était dans les situations les plus désespérées qu’elle trouvait sa force, et sa vérité. Car en une minute, elle prend conscience que si, comme ses compagnes, elle  a appris à danser, c’est une activité parmi d’autres mais que jamais elle ne s’est imaginée… danseuse. Elle a d’autres rêves.
   Perdue pour perdue, elle trouve la force d’ajouter :
   «  Je ne suis pas danseuse, je suis poétesse ! »
  Un silence stupéfait accueille sa déclaration, puis des exclamations que d’un geste Wajid Ali Shah fait taire :
   « Poétesse vraiment ! Quelle vanité ! Quel âge as-tu ?
-          Quatorze ans, Votre Altesse.
-          Quatorze ans ! Tu es d’une insolence peu banale, je ne sais pas si je dois me fâcher ou rire. »
   Amman Et Imaman  se sont interposées balbutiantes :
   «  Veuillez nous pardonner, Houzour, jamais nous n’aurions imaginé… Cette créature est devenue folle, nous allons la punir, la renvoyer, c’est la première fois un tel déshonneur…
-         Je veux d’abord la punir moi-même en la laissant publiquement se ridiculiser. Allons, assieds-toi ici et récite-nous un de tes poèmes. Je te préviens, je m’essaie moi –même aussi à cet art et connais tous les maîtres, tu ne pourras pas me duper ! »
   L’impression d’un trou noir au bord duquel elle vacille, elle ne voit plus que des ombres, elle va tomber… elle tombe…
   «  Non ! »
   Son propre cri lui fait reprendre ses esprits, elle ouvre les yeux, autour d’elle les femmes ricanent…
Elle ne leur fera pas le plaisir de s’humilier, elle pense à son père qui  lui disait que la suprême vertu est le courage ; alors, prenant une profonde aspiration, elle commence à réciter, accompagnée des résonnances du sitar. Sa voix d’abord fragile, s’est peu à peu affermie, tantôt chuchotante  tantôt vibrante, au rythme des images qu’elle déploie en une longue fresque. Elle n’est plus dans le harem malveillant, elle est la belle emportée par son amoureux sur un cheval fougueux, elle est les montagnes enneigées et les vallées fleuries traversées au galop, elle est la source où ils se rafraîchissent et le lit de mousse où tout doucement il l’enlace et dépose un baiser sur ses lèvres semblables aux pétales de rose.
   Lorsque, une heure plus tard, elle se tait, un profond silence règne. Quelques femmes s’essuient furtivement les yeux tandis que, songeur, le prince la regarde.
   Muhammadi comprend qu’elle a gagné, et soudain, toute la tentation accumulée se relâchant, elle se met à pleurer.


                                 Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 33, 34, 35, 36, 37, 38 )

                                                                                                            ( A suivre...)


(1)[Khattak est l’une des danses les plus populaires de l’Inde du Nord, issue du rapprochement entre les cultures hindoue et musulmanes. Très rythmée, le mouvement des pieds et des bras est extrêmement rapide, tandis que le buste reste immobile. Elle a été portée à son plus haut degré de perfection par le roi Wajid Ali Shah.]

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire