vendredi 8 mars 2013

Mademoiselle Godeau


  
 Mademoiselle Godeau n'était pas tout à fait exempte de la vanité de son père, mais son bon naturel y remédiait. Elle était, dans la force du terme, ce qu'on nomme un enfant gâté. D'habitude elle parlait fort peu, et jamais on ne la voyait tenir une aiguille ; elle passait les journées à sa toilette, et les soirées sur un sofa, n'ayant pas l'air d'entendre la conversation. Pour ce qui regardait sa parure, elle était prodigieusement coquette, et son propre visage était à coup sûr ce qu'elle avait le plus considéré en ce monde. Un pli à sa collerette, une tache d'encre à son doigt, l'auraient désolée ; aussi, quand sa robe lui plaisait, rien ne saurait rendre le dernier regard qu'elle jetait sur sa glace avant de quitter sa chambre. Elle ne montrait ni goût ni aversion pour les plaisirs qu'aiment ordinairement les jeunes filles ; elle allait volontiers au bal, et elle y renonçait sans humeur, quelquefois sans motif ; le spectacle l'ennuyait, et elle s'y endormait continuellement. Quand son père, qui l'adorait, lui proposait de lui faire quelque cadeau à son choix, elle était une heure à se décider, ne pouvant se trouver un désir. Quand M. Godeau recevait ou donnait à dîner, il arrivait que Julie ne paraissait pas au salon : elle passait la soirée, pendant ce temps-là, seule dans sa chambre, en grande toilette, à se promener de long en large, son éventail à la main. Si on lui adressait un compliment, elle détournait la tête, et si on tentait de lui faire la cour, elle ne répondait que par un regard à la fois si brillant et si sérieux, qu'elle déconcertait le plus hardi. Jamais un bon mot ne l'avait fait rire ; jamais un air d'opéra, une tirade de tragédie, ne l'avaient émue ; jamais, enfin, son cœur n'avait donné signe de vie, et, en la voyant passer dans tout l'éclat de sa nonchalante beauté, on aurait pu la prendre pour une belle somnambule qui traversait ce monde en rêvant.
   Tant d'indifférence et de coquetterie ne semblait pas aisé à comprendre. Les uns disaient qu'elle n'aimait rien ; les autres, qu'elle n'aimait qu'elle-même. Un seul mot suffisait cependant pour expliquer son caractère : elle attendait. Depuis l'âge de quatorze ans, elle avait entendu répéter sans cesse que rien n'était aussi charmant qu'elle ; elle en était persuadée ; c'est pourquoi elle prenait grand soin de sa parure : en manquant de respect à sa personne, elle aurait cru commettre un sacrilège. Elle marchait, pour ainsi dire, dans sa beauté, comme un enfant dans ses habits de fête ; mais elle était bien loin de croire que cette beauté dût rester inutile ; sous son apparente insouciance se cachait une volonté secrète, inflexible, et d'autant plus forte qu'elle était mieux dissimulée. La coquetterie des femmes ordinaires, qui se dépense en œillades, en minauderies et en sourires, lui semblait une escarmouche puérile, vaine, presque méprisable. Elle se sentait en possession d'un trésor, et elle dédaignait de le hasarder au jeu pièce à pièce : il lui fallait un adversaire digne d'elle ; mais, trop habituée à voir ses désirs prévenus, elle ne cherchait pas cet adversaire ; on peut même dire davantage, elle était étonnée qu'il se fit attendre.
Depuis quatre ou cinq ans qu'elle allait dans le monde et qu'elle étalait consciencieusement ses paniers, ses falbalas et ses belles épaules, il lui paraissait inconcevable qu'elle n'eût point encore inspiré une grande passion. Si elle eût dit le fond de sa pensée, elle eût volontiers répondu à ceux qui lui faisaient des compliments : «Eh bien ! s'il est vrai que je sois si belle, que ne vous brûlez-vous la cervelle pour moi ?» Réponse que, du reste, pourraient faire bien des jeunes filles, et que plus d'une, qui ne dit rien, a au fond du cœur, quelquefois sur le bord des lèvres.
   Qu'y a-t-il, en effet, au monde, de plus impatientant pour une femme que d'être jeune, belle, riche, de se regarder dans son miroir, de se voir parée, digne en tout point de plaire, toute disposée à se laisser aimer, et de se dire : On m'admire, on me vante, tout le monde me trouve charmante, et personne ne m'aime. Ma robe est de la meilleure faiseuse, mes dentelles sont superbes, ma coiffure est irréprochable, mon visage le plus beau de la terre, ma taille fine, mon pied bien chaussé ; et tout cela ne me sert à rien qu'à aller bâiller dans le coin d'un salon ! Si un jeune homme me parle, il me traite en enfant ; si on me demande en mariage, c'est pour ma dot ; si quelqu'un me serre la main en dansant, c'est un fat de province ; dès que je parais quelque part, j'excite un murmure d'admiration, mais personne ne me dit, à moi seule, un mot qui me fasse battre le cœur. J'entends des impertinents qui me louent tout haut, à deux pas de moi, et pas un regard modeste et sincère ne cherche le mien. Je porte une âme ardente, pleine de vie, et je ne suis, à tout prendre, qu'une jolie poupée qu'on promène, qu'on fait sauter au bal, qu'une gouvernante habille le matin et décoiffe le soir, pour recommencer le lendemain.
   Voilà ce que mademoiselle Godeau s'était dit bien des fois à elle-même, et il y avait de certains jours où cette pensée lui inspirait un si sombre ennui, qu'elle restait muette et presque immobile une journée entière. 
                           Alfred de Musset :  Croisilles 


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