dimanche 26 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 1 du chapitre 29 )




   Dans un modeste logis de la vieille ville, une femme plantureuse, aux cheveux encore noirs, attend ses invités. Depuis la veille, elle s’évertue à rendre accueillantes ses deux pauvres pièces. Elle a balayé le sol de terre battue, lessivé les murs peints de bleu et fait une chasse acharnée à la poussière. Puis elle a disposé dans la chambre les trésors que sa nièce lui a apportés pour la circonstance : un grand tapis à fleurs, des coussins de soie et, à la place du charpoy*, l’une de ces inventions angrez qu’ils nomment  « matelas », enfin des draps si fins qu’elle n’en a jamais vu de pareil et une moelleuse courtepointe de satin.
   Lorsque Mumtaz, la fille de son frère aîné, était venue lui demander de recevoir chez elle, en toute discrétion, un couple de ses amis, Aslam Bibi s’était récriée : elle, une femme respectable, n’allait certainement pas mettre en danger sa réputation, bâtie sur quarante ans de vie vertueuse, en favorisant des amours illicites !
   Mais Mumtaz a tellement insisté qu’elle a fini par céder. Veuve, mère de filles déjà mariées, Aslam Bibi a gardé un côté « fleur bleue » et elle s’est émue à l’idée de ce couple qui, par amour, risquait la mort, ou du moins le bannissement perpétuel. Car aux Indes, qu’on soit hindou, musulman ou chrétien, on ne plaisante pas avec la vertu des femmes. Par l’intermédiaire de ces amants mystérieux, elle allait vivre l’aventure de sa vie ! Mais c’est surtout la bourse d’or glissée par sa nièce, qui avait eu raison de ses dernières hésitations. Depuis la mort de son mari, Aslam Bibi survit à une grand-peine du tissage de fines mousselines, autrefois très appréciées mais qui, depuis l’exil du roi et la ruine des rajahs et taluqdars, ne se vendent presque plus.
   La nuit est tombée depuis longtemps, assise dans sa cuisine, la femme commence à s’inquiéter : et si ses hôtes ne venaient pas ? Devra-t-elle rendre l’or ? … Impossible ! elle en a déjà donné une partie à l’usurier qui, depuis la mort de son mari, lui prête de quoi subsister- à 14% par moi, un prix d’ami prétend-il, car il a de la considération pour elle. […]
   Un léger grattement à la porte. Arrachée à ses pensées, la femme se précipite pour ouvrir, en prenant soin de ne pas grincer les gonds, et se hâte de faire entrer la fine silhouette dissimulée sous une noire burqa.
   « Salam aleikum »
-          Wa aleikum salam. »
   Elles n’ont échangée que la traditionnelle salutation. […]

   Restée seule dans la chambre, Hazrat Mahal contemple les murs écaillés contrastant avec la literie raffinée où elle reconnaît l’intervention de son amie. Elle a enlevé sa burqa, remis un peu d’ordre dans sa toilette, une garara bleu foncé, brodée d’argent qui fait ressortir le satiné de sa peau mate et avec soin, elle arrange les torsades de perles ornant sa chevelure. Jai Lal la trouvera-t-il belle ?
   Jai Lal… Au souvenir de ses baisers une vague d’émotion l’envahit. L’évocation  de cette matinée où, en pleurant, elle lui est tombée dans les bras la submerge de bonheur… et d’appréhension. Qu’a-t-il pensé d’elle ? Cela fait deux jours déjà, depuis  ils ont évité de se rencontrer, leur désir est si intense qu’ils craignent de se trahir.
   C’est la première fois qu’elle aime. Elle se rend compte que le sentiment qu’elle portait à Wajid Ali Shah était surtout de l’admiration pour un souverain auréolé de gloire, puis quand elle l’avait mieux connu, de la tendresse pour un être bon et loyal, teintée d’un peu de pitié. […]
   Mais le courage exclut-il la prudence ? Ce rendez-vous avec Jai Lal dans cette maison inconnue n’est-il pas insensé ? Car si elle peut choisir de risquer sa vie pour retrouver celui qu’elle aime, a-t-elle le droit de mettre en danger son image de « mère combattante » révéré par les soldats, la position de son fils et l’avenir du mouvement de libération ?
[…]
   Le bruissement d’une tenture… Une main s’est posée sur son épaule. Un frisson la parcourt, elle voudrait se retourner, elle n’en a pas la force, elle reste là, immobile, savourant le contact de cette main qui s’attarde et remonte vers sa nuque, caressante, une main douce et ferme, qui ne demande pas, qui s’impose, comme une évidence.
   D’un geste, il l’a prise dans ses bras et la contemple, émerveillé, tout en continuant à parcourir de caresse son dos, sa taille, ses hanches. Et elle, qui depuis des mois s’est imaginée cet instant, se retrouve comme une enfant qui n’a pas de passé et qui ne souhaite qu’une chose qu’une chose, que ce moment se prolonge indéfiniment. Les yeux grands ouverts, elle regarde cet homme, elle tremble et la violence de son désir l’effraie, pour la première fois de sa vie, elle n’est plus maîtresse d’elle-même.
   Alors, pour se retrouver en terrain familier, pour tenter d’apprivoiser l’inconnu, elle ferme les yeux et entrouvre légèrement les lèvres, attendant un baiser.
   « Non ! »
   Jai Lal s’est éloigné, la laissant vacillante. Et comme elle le regarde sans comprendre :
   «  Non, ma chère, je ne suis pas un de vos rêves, un fantôme où accrocher vos désirs et vos manques. Regardez-moi : je suis un homme bien réel, avec ses qualités et ses défauts, un homme qui vous aime et que vous pourrez peut être apprendre à aimer.
-          Mais… je vous aime !
-          Vous ne m’aimez pas encore, vous avez peur. La preuve, vous venez de me le donner en fermant les yeux dans votre monde imaginaire. Vous êtes prise d’un songe. Et je pense que vous et moi méritons mieux que cela. »
   Elle a baissé la tête pour dissimuler ses larmes, elle sait qu’il a raison. Elle, dont tous vantent le courage, est incapable de déposer son armure. […]
   Aujourd’hui, alors que pour la première fois elle est amoureuse, elle se sent terrorisée, elle voudrait se laisser aller mais elle est incapable.
   Les sanglots qu’elle ne peut plus contenir l’étouffent.
   « Allons, ma djani*, pleurez autant que vous le désirez mais sachez que je vous aime et que je vous aimerez toute ma vie. »
   Il la prend dans ses bras et la serre tendrement :
   «  Si je suis lent à me décider, j’ai aussi la réputation d’être têtu et même si vous vous débattez comme une diablesse pour échapper à mon amour, je ne vous lâcherai jamais ! »
   Ses sanglots ont redoublé, il lui semble que toutes les défenses qu’elle a élevées pour se protéger sont en train de céder. Elle ne sait plus si elle pleure d’appréhension ou de bonheur.
   Il l’a attirée vers le grand lit et lentement il l’a déshabillée. Et pendant des heures il lui a parlé et l’a caressée, parcourant tout son corps de baisers. Elle aime ses mains un peu rugueuses d’homme plus habitué aux chevauchées dans la campagne qu’à la fréquentation des salons, elle aime surtout cette passion qui sourd de chacun de ses gestes et qu’il retient pour ne pas l’effrayer.
   Le temps a passé sans qu’ils s’en aperçoivent et, lorsque de petits coups frappés derrière la cloison leur signalent que l’heure est venue de se quitter, ils sursautent incrédules.
   « Elle doit se tromper », maugrée Jai Lal.
   Mais par la fenêtre on distingue les premières lueurs de l’aube.
   Alors il se retourne vers la jeune femme et l’étreint comme s’il craignait de la perdre :
   « Quand, ma djani ? demande-t-il d’une voix altérée.
-          Maintenant, quand tu voudras, toujours », balbutie-t-elle, le visage enfoui contre sa poitrine. Tout ce qui n’est pas eux, en cet instant lui paraît irréel, sans importance. Irréelle cette guerre, irréels cette cour et ce gouvernement. La réalité c’est leur amour. Pour la première fois elle se sent vivre, le reste n’est qu’artifices et justifications pour échapper au vide. Elle voudrait tout abandonner, partir avec lui, loin, très loin.
   Mais elle sait que c’est impossible. Elle se doit à son fils, il ne demandait rien, elle l’a voulu roi et aujourd’hui elle paie son ambition de sa liberté.
   Comme s’il lisait dans ses pensées, Jai Lal murmure :
   «  Pour autant que nous le souhaitons, ni toi ni moi ne pourrions abandonner la lutte et tous ceux qui nous font confiance. Nous nous en mépriserons, notre amour n’y survivrait pas. »
   Comme toujours, il a raison…
   Alors, pour alléger l’atmosphère, elle lance :
   «  Espérons qu’entre les combats, les Anglais voudront bien nous laisser le temps de nous aimer !
-          Nous leur ferons la vie si dure qu’ils seront obligés de se reposer ! » promet-il en riant.
   A nouveau des coups insistants contre la cloison.
   Hazrat Mahal s’est jetée dans les bras de Jai Lal.
   « A très vite, mon amour, et souviens-toi : les émeraudes, ce sera notre signe. Chaque fois que nous pourrons nous retrouver, je les porterai. »
   Et, enfilant sa burqa, elle a disparu, petite forme noire dans la pâleur rose de l’aube.

 
       Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 376,377,378, 379, 380, 381, 382, 383, 384 )

*charpoy : Lit de cordes tressées.
* djani : Chéri




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire