jeudi 23 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait 2 du chapitre 23 )




   « Houzour, une dame demande à vous voir. Elle n’a pas voulu donner son nom mais elle prétend être une très ancienne amie. Je lui ai dit que vous étiez occupée mais elle m’a répondu qu’elle vous attendrait toute la journée si nécessaire. »
   Assise à son écritoire, Hazrat Mahal soupire, exaspérée. Ce qui, dans sa nouvelle position, lui est particulièrement pénible, c’est cet interminable défilé de quémandeurs et de flatteurs qui tous estiment avoir droit à son aide. N’est-elle pas toute-puissante ? Ne sont-ils pas ses sujets dévoués ? Un chantage affectif dont elle est consciente mais elle ne sait pas repousser, elle, qui, dans l’enfance a connu le malheur et a tant rêvé d’une main secourable.
   Le rajah Jai Lal, du temps où ils étaient  encore amis, le lui avait reproché :
   « Souvenez-vous que vous n’êtes plus Muhammadi, ni même Hazrat Mahal, vous êtes la régente et vous devez garder vos distances. Votre rôle est de veiller à la bonne marche du royaume et au bien être de tous, non de vous préoccuper des problèmes des uns et des autres. C’est un puis sans fond où vous engloutirez votre énergie et, comme vous ne pourrez contenter tout le monde, vous serez calomniée. »
   « Que dois-je répondre Houzour ? Insiste l’eunuque
-          Une folle capable d’attendre toute la journée, autant s’en débarrasser tout de suite ! Dis-lui d’entrer mais reviens la chercher dans dix minutes. »
[…]
   Aucune trace pourtant d’humilité chez la femme qui se tient sur le seuil. Un grand sourire aux lèvres, elle fixe la régente, comme attendant un signe de reconnaissance. De fait Hazrat Mahal est sûre de la connaître, ces yeux bruns piquetés d’or, ce front bombé… Et soudain…
   «  Mumtaz ? »
   Elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre s’embrassant, s’exclamant de bonheur ! Elles n’arrivent pas à y croire, cela fait si longtemps ! Elles s’étreignent tendrement, s’éloignent un peu, se regardent.
   « Tu es toujours belle encore ! »
-          Et toi plus belle encore ! »
   Se prenant par la taille, elles rient de plaisir, et à nouveau s’embrassent, heureuses, si heureuses de se retrouver ! Comment ont-elles pu se passer l’une de l’autre pendant tant d’années ?
   Examinant plus attentivement son amie, Hazrat Mahal remarque les légères flétrissures à la commissure des lèvres et autours des yeux, les petites rides du malheur. Elle se remémore ce que lui ont raconté les matrones, le mariage, la stérilité, la répudiation…
   Et pourtant, si Mumtaz ne rayonne plus de l’optimisme inconscient de son adolescence, elle est loin d’être une femme abattue par la vie, dans son regard scintille une flamme.
[…]
   « Lasse-moi te raconter ce qui s’est passé. Mon mariage s’est vite révélé un cauchemar. Ma belle mère ne cessait de m’humilier, surtout lorsqu’elle s’est rendu compte que je ne pouvais enfanter. Alors elle a commencé à me battre, quatre ans d’injures et de mauvais traitements. Mon mari n’osait rien dire, il avait de l’affection pour moi mais il était faible et, sur l’insistance de sa mère, il a fini par me répudier.
   « La répudiation, tant redoutée par les femmes qu’elles acceptent tout pour l’éviter, fut pour moi un extraordinaire soulagement. Enfin j’étais libre ! Mais sans ressources.
   «  Alors j’ai pris des protecteurs, qui m’ont bien traitée et considérée bien que ne l’avaient jamais fait mon mari et sa famille. J’ai expérimentée combien le statut «  respectable » de femme mariée est moins enviable que celui de courtisane. […]
   «  Courtisane, j’ai recommencé à vivre. Mon premier protecteur était un homme était un homme âgé, il me traitait un peu comme sa fille. Il est mort au bout de deux ans, je l’ai pleuré. Le second a eu une attaque lorsque, après la destitution du roi, ton époux, les Angrez ont confisqué les terres des taluqdars. Il est resté paralysé. J’ai voulu aller le voir pour lui apporter un peu de réconfort, mais sa famille, croyant que je convoitais son argent, a refusé de me recevoir. […]
-          Nous sommes les seules à pouvoir voyager en toute liberté, encore aujourd’hui. On nous demande de venir chanter, danser, à l’occasion de mariage, de circoncisions, personne ne songe à mettre en question nos allées et venues. C’est ainsi que avons fait nos entrées chez les Angrez. Nous endormons leur méfiance en les charmant et en les étourdissant de nos propos futiles, puis nous tentons de les faire parler, de leur soutirer quelques renseignements, des détails, qui souvent nous semblent insignifiants mais qui, mis à bout, peuvent fournir de précieuses indications au commandement militaire. Moi-même je fréquente actuellement un officier qui est en désaccord avec son commandant et qui, lorsque la coupe déborde, se confie à moi, sans soupçonner un instant que cette gentille courtisane à la cervelle d’oiseau puisse être une espionne. Je dois dire que j’ai pris goût à ce double jeu et que j’y réussis assez bien, le chef m’a plusieurs fois félicitée.
-          Qui est donc ce chef ? s’enquiert Hazrat Mahal, intriguée.
-          Allons devine ! Tu le connais très bien, c’est même l’un de tes conseillers. Quelqu’un qui n’éveille pas les soupçons car il a toujours fréquenté les courtisanes. Bien qu’aujourd’hui ses anciennes relations soient désespérées car il les néglige. Il semble qu’il ait été séduit par une belle qui le tient à distance et depuis, il ne regarde plus les autres femmes ! »
   Hazrat Mahal a l’impression que son cœur va l’étouffer, est-il possible que…
   «  Serait-ce… le rjah Jai Lal ? hasarde-t-elle d’une voix étranglée.
   -Tout juste ! C’est lui qui nous a persuadées de fréquenter à nouveau les Angrez, et c’est à lui que chaque semaine nous rapportons nos informations. J’ai pensé que, en tant que régente, tu devais toi aussi être mise au courant pour prendre tes décisions en connaissance de cause. »
   Lorsque, tard dans la soirée, les deux jeunes femmes se séparent en se promettant de se revoir très bientôt, Hazrat Mahal serre longuement son amie dans ses bras et Mumtaz, étonnée, se demande pourquoi elle la remercie avec tant d’effusion.  



Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent (p 299, 300, 301, 302, 303, 304, 305, 306, 307)

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