vendredi 24 juillet 2015

Dans la ville d’or et d’argent ( extrait du chapitre 24 )




   « Bienvenue, Rajah sahab ! Venez vous asseoir et parlons un peu. »
   C’est de son plus éblouissant sourire qu’Hazrat Mahal salue le rajah Jai Lal venu, comme chaque après-midi, lui rendre compte des dernières opérations militaires et de l’état de l’armée.
   Etonné par cet accueil dont il n’a plus l’habitude, le rajah s’est figé sur le seuil, sourcils froncés. Depuis des semaines la régente ne lui adresse plus la parole que sur un ton strictement professionnel, alors qu’auparavant, elle encourageait des relations détendues, quasi amicales. Il n’a pas compris ce brusque revirement et en a été blessé, mais il a fini par en prendre son parti, se disant qu’il lui avait accordé trop de crédit et qu’il aurait dû savoir que toutes les femmes sont versatiles, et plus encore les reines.
   Quelle mouche la pique aujourd’hui ? Elle semble soudain remarquer que j’existe. S’attend-elle à ce que je me précipite à ses pieds, éperdu de reconnaissance ? Pour qui me prend-elle ?
   C’est sur un ton froid qu’il lui répond :
   «  Pardonnez-moi, Houzour, je ne puis rester, j’ai à faire. Vous trouverez consignés sur ces feuilles les opérations de ces derniers jours et les besoin de l’armée pour la semaine à venir. Si vous voulez bien en prendre connaissance, nous pourrons en discuter plus tard. »
   Et sans lui laisser le temps de réagir, il la salue et se retire.
   Restée seule, Hazrat Mahal, un instant interdite, s’est prise à rire :
      Bien répondu ! Pouvais-je imaginer qu’il réagisse autrement ? C’est cette liberté que j’apprécie chez lui… Quel que soit l’enjeu, il est incapable de se montrer docile ou courtisan. Je l’ai blessé, reconquérir sa confiance ne sera pas facile, mais j’y arriverai, son amitié m’est très chère.
   Son amitié ?...
   D’un geste impatient la Rajmata rejette le mot qui de plus en plus s’impose à elle… N’est-elle pas mariée à Wajid Ali Shah ? Un homme bon qu’elle respecte, et qui mérite d’autant plus sa loyauté qu’il est captif et séparé de ses proches.
   … Jai Lal lui aussi est marié et a des fils dont il est fier. Son épouse est, dit-on, surtout la mère de ses enfants. Il y a peu de romantisme dans ces mariages arrangés – en général entre cousins pour que la terre reste dans la famille. Mais justement, à cause de ce manque de romantisme, ils sont solides : la femme se consacre aux enfants et l’homme a tout loisir d’aller rêver ailleurs !...

   Toute la nuit Hazrat Mahal a débattu avec elle-même pour en arriver à la conclusion que ce qu’elle peut espérer de mieux c’est de créer avec le rajah une relation de confiance, mais qu’en revanche, il serait néfaste et dangereux de s’aventurer plus avant.
   Aussi le lendemain, c’est avec une amabilité sereine qu’elle le reçoit au palais. Elle désire mettre au point les derniers détails du plan d’évasion du roi.
   «  Comme vous le savez, Djan-e- Alam s’affaiblit de jour en jour. Nous ne devons plus attendre. S’il lui arrivait malheur, je ne m’en remettrais pas. »
   Le rajah ne peut se défendre d’un petit pincement au cœur :
  …L’aime-t-elle toujours autant ou se sent-elle coupable ? Qu’elle participe ou non à la rébellion, les britanniques auraient de toute façon emprisonné le roi, selon le principe de tout pouvoir, en vertu duquel vaut mieux être injuste qu’imprudent. Mais pourquoi est-ce que je m’inquiète pour elle ? Ce qu’elle fait et ce qu’elle pense, dans la mesure où cela n’interfère pas avec notre combat, ne ma regardent pas…
   

             Kenizé Mourad, Dans la ville d’or et d’argent ( p 307, 308, 309 )

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